Ma mère a racheté du sirop de grenadine. Il nous restait une vieille bouteille poussiéreuse qui traînait au fond du placard, mais elle avait commencé à fermenter. Le temps s’est fait plus doux, ces dernières semaines, et la chaleur naissante me guide toujours vers ce cocktail des plus simples : un trait de sirop dans un grand volume d’eau. J’ai rempli un gobelet un brin maladroitement, et un peu de ce liquide gluant et épais est resté sur ma paume moite. Dans un verre tout haut, j’en ai versé si peu, un doigt, quelques gouttes, quoi. J’en mettais beaucoup plus, avant, mais aujourd’hui le sucre me brûle les papilles et a tendance à laisser un mauvais goût dans la bouche. Est-ce que c’est ça, la maturité? Le sirop bordeaux, sombre et dense, s’est fait rouge, puis fuchsia, puis à peine rosé, quand j’ai ajouté de l’eau, comme s’il n’était devenu qu’un fantôme de lui-même. Derrière le verre transparent, il dessine des volutes souples et légères, presque vivantes. Ces courbes en serpentins flottent avec grâce au travers de la surface cristalline, se jouant de tout d’un air presque moqueur. J’ajoute quelques glaçons (j’ai toujours trop chaud, il faut bien ça), et porte le gobelet sur le bord de mes lèvres. L’odeur est sucrée, bien que diluée, et peut-être même un peu artificielle.
La première gorgée me catapulte en l’arrière, loin, dans des souvenirs auquel je ne songeais plus. Comme je le pensais, c’est toujours aussi douceâtre et enchanteur. Ca a un goût assez unique, particulier ; n’ayant rien à voir avec la grenade, je me suis toujours dit que la grenadine avait la saveur de la couleur rouge. Ce verre de sirop, tout simple, tout beau, me téléporte, et j’atterris dans une enfance si proche et si lointaine en même temps. Je me retrouve au beau milieu de ces étés qui paraissaient éternels, sans école ni devoirs. J’ai à nouveau les genoux écorchés et les mains égratignées quand je construis des cabanes, dans des nids de ronces et d’orties, entre deux bosquets. Je m’obstine encore à rester debout, au terme de soirées interminables où la fraîcheur est absente, parce que soit disant je ne veux pas aller me coucher, pas encore, il est trop tôt. J’entends une fois de plus le clapotis de ruisseaux étroits et glacés, pavés de pierres plates et glissantes, et je sens le frais de l’ondée me chatouiller les chevilles de ses picotis gourds. La chaleur de ces midis passés cuit encore le haut de mon crâne et me rappelle la douleur sourde de coups de soleil, qui réchauffent mes épaules brûlées. Et je me rappelle ces grands gobelets de grenadine que j’engloutissais avec une ardeur sans pareille, ce goût qui m’est resté gravé sur le palais et dans ma mémoire.

Ma main est mouillée par la condensation autour du verre maintenant givré, et des gouttes brillantes perlent sur le carrelage gris. Leurs petites éclaboussures froides me tirent de ma réflexion, non sans un soupir. Ca fait un petit moment (je ne saurais dire exactement) que j’ai le regard vague, coincé dans un vide peuplé de souvenirs évanescents. En épongeant le sol, je me demande comment j’ai pu me laisser dériver aussi loin; après tout, ce n’est qu’un trait de sirop de grenadine. Mon goût est peut-être comme un album photo, une boîte à souvenirs où s’empilent des trésors désorganisés et aléatoires. L’amertume citronnée d’un gin tonic me ramène chez moi, où que je sois. La facilité de la soupe à la tomate me renvoie à de longues soirées d’hiver passées à réviser dans le calme d’une bibliothèque mal éclairée. Quelques biscuits fourrés au chocolat et je reviens à nouveau de l’école pour prendre le goûter, rituel qui était respecté de façon quasi religieuse. Je finis par vider mon verre d’une traite avec un sourire satisfait avant de me resservir. Il ne reste maintenant plus que cet anneau liquide, là où se trouvait mon verre, il y a quelques instants. Les rayons du soleil se reflètent sur sa surface iridescente, dernier vestige de cette parenthèse sucrée.

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