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Seeing things from afar since 1996


Invulnérable ?

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Je ne réponds jamais rien d’intéressant ou d’original quand on me demande quelles sont mes résolutions pour la nouvelle année. La plupart du temps, je ne fais qu’assembler quelques élégants clichés, en espérant qu’on n’y verra que du feu : “Je ferai plus de sport”, “oh, je vais me remettre au dessin”, et patati et patata. Que de belles chimères, tout ça. Je peux toujours faire mieux. Avec l’âge (on pourrait arguer que je ne fais que commencer à vieillir), ma peau se craquèle, sèche, et commence à se rider ; mais je fais de mon mieux pour éviter le plus possible le cynisme et l’amertume. Je suis encore un peu couillon, je ne peux toujours pas tenir un pinceau correctement, et aller courir n’est pas plus facile qu’avant. En fait, je prends de grandes résolutions parce que (je me connais) je sais que je ne les tiendrai pas : chassez le naturel, il revient au galop. Je me cache derrière quelque chose de simple, pour ne pas avoir à faire de changement drastique, peut-être parfois nécessaire. Donc cette fois, je tente autre chose, disons, un changement de perspective, de vitesse, quelque chose du genre ; je veux faire entrer un peu de bienveillance, de vulnérabilité dans ma vie. Et ca va sembler stupide et faux et cucu, peut-être même que c’est un manque de respect. Comment moi, du haut de mes gros sabots privilégiés, je peux prêcher plus de  vulnérabilité ? C’est si petit et ridicule, face au bordel que sont nos vies en ce moment, ça ne va rien changer, mais peut-être que ça m’aidera à avancer (pour aller où, je ne sais pas, mais ça c’est une tout autre question). Est-ce que c’est égoïste ? Sans aucun doute. Mais c’est une question de survie, et n’est-ce pas là ce qui compte le plus ? Donc, cette année, ma résolution est de laisser entrer un tantinet de vulnérabilité dans cette tête qui est mienne, si rigide et butée et désorganisée.

Céder à la vulnérabilité va à l’encontre de tous les instincts que l’on peut avoir en nous. Ca implique de laisser des inconnus s’approcher de nous, de ne pas se tendre à chaque question vaguement personnelle, d’accepter un peu plus de conflit, de résistance de la part de ces autres, si envahissants. Rien que le fait d’y penser me fait grincer des dents la nuit et serrer la mâchoire jusqu’à en avoir des crampes le jour. “L’enfer, c’est les autres”, disait Jean-Sol Partre. Etre vulnérable revient à laisser tomber les murs que l’on s’érige (ne serait-ce qu’un tout petit peu), bien que ce soit presque impossible. Pourquoi voudrais-je me résoudre à ça, en premier lieu? Me soumettre à la possibilité qu’on me comprenne, qu’on apprenne à me connaître, est une épreuve si mortifiante qu’elle  me pétrifie (oui, oui, on peut dire que je suis quelqu’un de privé). De plus, laisser quiconque se rapprocher de nous semble inconcevable, presque absurde, n’est-ce pas ? Un courant de pensée entier nous met en garde contre cette vulnérabilité et les problèmes potentiels qu’elle engendre, l’érigeant en fragilité pure. Les humains sont censés être des animaux sociaux et sociables, mais si on s’approche trop l’un de l’autre, on finit par mordre. Arthur Schopenhauer a été jusqu’à nous comparer à des hérissons, avec nos orgueils affûtés et nos préjugés acérés. Une abondante tradition, émanant d’hommes blancs et très souvent bourgeois, nous force à l’individualisme, en nous répétant que l’on ne peut prospérer qu’en s’entre-déchirant, qu’en se détestant mutuellement. On a peur de se rapprocher, et être vulnérable devient vite synonyme de bêtise, de naïveté, d’innocence. Si les gens nous ont déjà blessés, qu’est-ce qui les empêche de recommencer ? C’est ce qu’on me répète depuis toujours, encore et encore. Bien sûr que je vais me méfier.

Mais est-ce vraiment une faiblesse qu’être vulnérable ? Je sais pas. Enfin, j’y pense pas trop, plutôt. Je trouve un moyen d’éviter ce genre de pensées, et préfère faire l’imbécile. J’ai pris l’habitude de penser que tout ce que je confiais sur moi revenait à armer ceux qui me voudraient du mal. Que toutes les questions un peu personnelles étaient autant de mauvais pièges susceptibles de m’estropier. Et, d’une certaine manière, je le pense encore. Donner trop d’informations me concernant à quelqu’un revient à lui conférer un certain pouvoir sur moi, et je déteste ça. Donc je ne dis jamais rien. Et c’est ainsi qu’un insidieux mot d’ordre s’est frayé un chemin dans nos caboches vides d’adolescents : “sois dur.e et tais toi”. On le clamait sur tous les toits, on le placardait sur tous les murs. Je devais être austère comme la pierre, âpre comme le cuir, et surtout ne laisser personne entrevoir qui j’étais réellement ; il me fallait m’acharner sur ceux tombés à terre. Toujours plus inflexible, toujours plus brusque et brute, je montrais les dents comme un animal blessé. L’individualisme m’était chanté, comme le modèle à suivre, comme le seul vrai moyen d’exister en ce bas monde. Pour être honnête, ça me pèse. Derrière les barreaux de cette prison, on est si seul. Pour me cacher derrière un énorme bouclier d’indifférence, j’ai banni toute trace de vulnérabilité de ma vie. Pour rentrer dans ces catégories égocentriques et individuelles, pour devenir un parfait petit être humain, arrogant et méprisant à souhait, qui ne peut, par définition, ne penser qu’à sa pomme. Mais je me soucie de tout trop aisément, et j’aime les gens, les choses, tout ce qui nous rend vivant, beaucoup trop facilement ; cette façade opaque me ronge peu à peu. Donc, je la laisse tomber : la vulnérabilité n’est pas un synonyme de faiblesse, ni de fragilité. C’est une question de confiance, d’empathie, de force. C’est trouver les bonnes personnes en qui croire, c’est se laisser aller en arrière, en étant certain d’être rattrapé.

Se laisser aller à la vulnérabilité n’est ni pathétique, ni pitoyable ; c’est un véritable acte d’amour. C’est s’abandonner à des bras aimants. Et ça nous apprend aussi à comprendre la haine, la peur ; on veut savoir le plus de choses possibles au sujet de ceux qu’on aime, ceux qu’on méprise ou encore ceux qui nous angoissent, ne serait-ce que pour se protéger. Etre ouvert à la vulnérabilité signifie accueillir une inéluctable intensité dans nos vies. Des amants se connaissent sur le bout des doigts et se choisissent à nouveau, à chaque seconde passée ; la même chose peut être dite au sujet d’éternelles rivalités. Il nous faut laisser la vulnérabilité devenir un marqueur de notre humanité, de notre histoire, un reste d’un temps parfois oublié. Elle nous rappelle ce qui a été et ce qui aurait pu être, comme une lucarne donnant sur nos plus intimes secrets. Je fredonne encore les chansons préférées d’anciens amis, partis depuis longtemps. Je sens encore la honte brûler mes joues écarlates, née des rires moqueurs de tyrans collégiens, attaquant mes épaules soit disant “trop larges”. Les spectres de la culpabilité et de la confusion reviennent me hanter lorsque se rappelle à moi la découverte adolescente et douloureuse de ma potentielle identité de queer. Mais, si ces sentiments sont présents en moi aujourd’hui, ils ne m’empêchent plus d’aller de l’avant. Ils m’ont permis de grandir, plus ferme et plus solide, de me battre enfin pour moi-même. En apprenant de mes erreurs passées, j’ai repris le contrôle sur ma capacité d’agir et j’ai redéfini mes limites. J’ai retrouvé des fragments de moi-même ; en me permettant plus de lâcher prise, en donnant plus facilement ma confiance aux autres, je suis devenu quelqu’un de plus bienveillant. J’ai, très tôt, employé mon existence comme la chute de toutes mes blagues et comme la cible de toutes les moqueries, de tous les quolibets qui me venaient à l’esprit. Mais je ne veux plus m’en prendre à moi-même ; je ne serai plus ma propre risée. Comme le dit Hannah Gadsby dans son (excellent) spectacle qu’est Nanette :

Do you understand what self deprecation means when it comes from somebody who already exists in the margins ? it’s not humility. It’s humiliation.”

“Comprenez-vous ce que l’autodérision signifie lorsqu’elle vient de quelqu’un qui est déjà marginalisé ? Ce n’est pas de l’humilité. C’est de l’humiliation.”

Et je ne veux plus m’humilier. La vulnérabilité est une ode à ce que je veux devenir, à ce que j’aspire être, agissant comme un rappel constant de mon humanité, si fragile et si mortelle. Elle est une marque de la personne que je suis, que j’ai été et que je veux devenir ; elle m’a permis de trouver une communauté, un foyer, elle m’a offert une nouvelle dignité humaine. A moi, comme à tout un chacun, elle permet enfin de dire, à voix haute : “On est pas (tout) seul.”

Parce qu’après tout, la vulnérabilité, à force d’être pratiquée, devient un outil nous permettant de choisir la bienveillance, surtout quand nous sommes confrontés à l’aversion, à l’hostilité. On est fait pour aimer et être aimé, non pas pour être terrorisé ; aucun pouvoir légitime ne peut reposer sur le rabaissement d’un autre (la violence de nos systèmes repose exactement là-dessus, d’ailleurs, mais j’en dirai plus à ce sujet un autre jour). Faire preuve de gentillesse, de bienveillance, de vulnérabilité, face à un monde qui nous crache dessus car nos existences lui déplaisent, est un acte de révolte. Choisir de ne plus se définir par ses  traumatismes, c’est briser le cercle vicieux de violence capitaliste et corrosive qui nous ronge petit à petit. C’est s’affranchir d’un cynisme sombre et grinçant, c’est chercher à parfaire un monde souvent cruel au lieu de ricaner dans le fond, dans un sentiment de supériorité hypothétique et déplacée. C’est répéter, encore et toujours, “ça n’ira pas plus loin”. Albert Camus n’aurait pas pu mieux le résumer en des mots qui ne sont pas les siens (la citation qui suit est, comme je l’ai appris il y a peu, apocryphe) : “Le seul moyen d’affronter un monde sans liberté est de devenir si absolument libre qu’on fasse de sa propre existence un acte de révolte.” Et je veux m’émanciper de ceux qui ne me souhaitent que du mal ; je le répète devant les miroirs, ceux qui me dévorent, jusqu’à ce que ça me colle au fond de la gorge. Je ne laisserai pas ce qui ne dépend pas de moi me contrôler ; la hargne est ce qui nourrit mon empathie et ma bienveillance. Il n’y a rien de plus féroce que d’ostensiblement montrer une vulnérabilité acérée, prête à tout pour se défendre.Et, en quelque sorte, de par ce sentiment d’appartenance tout neuf, je peux tendre la main à celles et ceux qui en ont besoin. Et ceux qui m’ont refusé à leur table peuvent bien aller se faire voir. Je contrôle enfin les liens que je noue avec les autres et avec ma propre altérité, et renouvelle ma capacité à donner, les yeux fermés.

Donc, comme je l’ai dit plus haut, ce n’est pas vraiment une résolution. Ce n’est pas le premier jour du reste de ma vie. C’est difficile, ça va à l’encontre de tout ce qu’on a pu me marteler dans le crâne, et ça fait un mal de chien. Je veux être plus ouvert, plus courageux, même si, derrière mon masque, je me ronge anxieusement les ongles jusqu’au sang. Je serre toujours la mâchoire, mais les crampes sont de moins en moins douloureuses. Et peut-être que ça ne fera aucune différence, mais j’espère que mes épaules seront plus légères. Dans tous les cas, je trouverai dans cette vulnérabilité une ardeur nouvelle et brillante, aussi hors d’atteinte qu’elle puisse paraître (je veux dire, ces quelques mots m’ont pris des semaines à rédiger, et j’en tremble encore).



One response to “Invulnérable ?”

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