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Seeing things from afar since 1996


Lavomatic

Dans le petit local mal éclairé, il fait frais ; la chair de poule, le long de mes bras, accuse un frisson que j’aurais préféré ignorer. Des néons clignotent au-dessus de moi, des rafales arythmiques et désordonnées qui me donnent déjà un mal de crâne intempestif. La lumière cogne contre les machines qui vibrent, des éclats vifs qui me font cligner des yeux. Je choisis un hublot vide au hasard, et y vide mon sac. J’empile mes tas de linge dans l’ouverture métallique : des chaussettes, des chemises, des t-shirts bariolés, tout se mélange. J’ai trop de vêtements. Je me le répète à chaque fois que je soulève cette hotte pleine de tissu, de plus en plus lourde à chaque passage. Les différentes matières s’ajoutent, se complètent, s’accumulent, formant un tout disjoint et peu élégant ;je me demande presque comment je fais pour mettre de l’ordre dans toutes ces formes, ces couleurs, au quotidien.

J’ajoute juste ce qu’il faut de produit, et je lance les machines. Maintenant, il me suffit juste d’attendre la fin du cycle infernal lavage – essorage – séchage, de patienter gentiment, le temps que les appareils usent de leur magie pour redonner leur splendeur à ces chutes de tissu sale. Je m’assoie dans un coin, sur un banc trop dur ; c’est à peine mieux que le carrelage trop frais du sol. Je soupire, retenant tant bien que mal le grommellement d’exaspération qui manque de s’échapper de mes lèvres. Je poireaute un peu.

Le ronron des machines à laver semble bourdonner sous mon crâne. Les sacs de linge tournent dans les tambours battants, cognant contre les hublots savonneux. J’attends. Que finisse ma machine, que passe le temps, que tourbillonnent mes chaussettes dépareillées, juste assez pour atteindre la propreté.

La machine tourne. Mon cerveau aussi. Est-ce que j’ai mis le bon produit ? Je mettrais ma main au feu que oui. Une tripotée de questions me picorent l’esprit, des aiguilles anxieuses qui attisent des angoisses latentes. L’essorage est-il trop fort ? Est-ce que j’ai correctement réglé la machine ? Est-ce que j’ai bien mis tout mon linge ? Les lingettes anti-décoloration ? Mes chaussettes blanches vont-elles ressortir roses ? Je tente de calmer le tambour vacillant des questions, tant bien que mal. Bien sûr que tout est bien réglé. La lessive mousse derrière la paroi transparente. De toute façon, je n’en saurai rien avant la fin du cycle.

L’odeur de la lessive, dans ce petit local étroit, est entêtante. Ca sent le frais, le coton et le lin, mêlés à une odeur de javel, de propre synthétique. Presque un arrière-goût de rance, corrosif, bien camouflé. L’apparente impression de frais dégagée par les produits nettoyants évoque un jasmin lointain, qui appelle un renouveau printanier ou l’été qui réchauffe les bords de piscine. La douceur de draps propres sur ma peau, l’acidité du sorbet au citron sur mon palais, le bleu d’un ciel dégagé me hantent tour à tour. L’odeur de l’eau de Javel transperce ma rêverie ; les visions idylliques se teintent des relents polluants d’une réalité plus sobre, lucide. Les odeurs de propre ne sont que des artifices, ici, pour cacher la sueur qui accompagne mes angoisses et le tremblement de mes mains, pour faire disparaitre mes grincements de dents et les insomnies inexorables.

Les bancs métalliques rentrent dans le bas de mon dos. Inconfortables. Ils ne sont pas faits pour rester assis plus longtemps que nécessaire. Je me lève, fais quelques pas, comme pour vérifier l’avancée de ma lessive. Spasmodique. S’asseoir, ou rester debout, rien n’est agréable. L’horloge, au-dessus des machines, est cassée depuis longtemps ; ses aiguilles ne bougent plus, figeant encore plus cette corvée dans l’infini du temps. Je soupire. J’essaie de lire, je n’y arrive pas, le ronronnement est trop entêtant. La concentration est impossible ; entre les piaillements électroniques et l’inconfort latent, je m’impatiente, je m’agite, je m’énerve. Je pense que je m’ennuie. 

Dans un coin, un technicien se débat avec une machine. Des outils sont éparpillés à ses pieds, sans réelle organisation. Une odeur de transpiration aigre se dégage de lui, entre deux grossièretés ; il jure, dans cette bulle aseptisée. Derrière lui, une jeune fille bien apprêtée lit, les jambes croisées. Rien ne semble déranger sa tranquillité sereine. Un brin de jalousie vient picoter sur le bout de mon nez ; elle n’a pas levé les yeux de ses pages depuis son arrivée. Elle tourne le papier méthodiquement, à rythme constant ; elle ne se déconcentre pas, elle. Elle parait absorbée par sa lecture, son visage impassible seulement froissé par un occasionnel sourire. Des écouteurs sont enfoncés dans ses oreilles ; serait-ce là le secret de son application inébranlable ?

Ma machine tourneboule, encore et encore. Ca n’avance à rien. On m’a pris au piège dans une dimension parallèle, on dirait. Ou alors je m’impatiente, c’est possible aussi. Tout s’étend, le linge et le temps. Dans cet espace qui n’est dédié qu’à faire tourbillonner l’eau et le savon, je lave mes affronts à la propreté, à l’hygiène, repentant chacune de mes bavures, de mes manquements, les effaçant de la vue de tout un chacun.

Il ne reste que quelques minutes, du moins je pense ; les chiffres s’affichent mal sur l’écran LED usé de l’appareil. Les vibrations de l’appareil ont changé ; le rythme s’est fait plus saccadé, plus fort, emplissant mes oreilles à ras bord. On approche de la fin. Je pense à la pile de repassage qui m’attend, une fois les vêtements secs. C’est un cercle vicieux. On porte les choses, elles se salissent, on les lave, on les sèche, on les repasse pour certaines, on les replie, enfin on les range. Et on les reporte. On les re-salit. On recommence, sans fin.

L’image de la vapeur s’échappant du fer me séduirait presque. Sa chaleur m’appelle. Je me vois lisser les moindres froissements, effacer les lignes et les tensions, replier du linge frais et net. Faire tabula rasa, remettre les choses à plat. Avec la perpétuelle envie d’être droit, apprêté, beau. D’avoir fait un effort, toujours, même en portant un simple t-shirt. Paraitre plus clair que je ne le suis dans ma tête, faire bonne impression, flairer bon la lessive et le citron. Avoir les cheveux ébouriffés, certes, mais chaque mèche doit être pensée. Le col bien mis, les plis au bon endroit sur les pantalons de flanelle ou de coton, les chaussettes qu’on ne peut qu’apercevoir, les coupes adaptées et les lignes précises, franches. Un blanc immaculé marié avec un noir profond. Repasser, avoir l’air d’avoir fait un effort.

La machine émet un petit bruit ; elle est enfin finie. J’ouvre le hublot transparent ; la chaleur des vêtements propres me saisit. L’odeur de la lessive fraîche me reprend au nez, me tirant de ce local sombre pendant quelques secondes. Le ligne est encore chaud, protégé de l’humidité et de la saleté, idéal. Je vide le tambour métallique ; mes gestes sont méthodiques, mécaniques. Surtout, faire attention à ne rien laisser tomber, à ne rien oublier dans la carcasse de métal. Petit à petit, je remplis à nouveau mon sac ; il est bien plus lourd qu’à l’aller. La chaleur du soleil naissant le séchera en un clin d’oeil.

Et alors, je sors. Je pousse la porte vitrée, recouverte de traces de doigts et de flyers publicitaires. Une clochette tintinnabule derrière moi. J’hésite à me retourner ; est-ce que je n’aurais pas oublié quelque chose ?



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