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Seeing things from afar since 1996


La tache

Y a comme une odeur de rance au fond de l’open-space. Personne ne sait d’où elle vient. Elle s’est pointée sans prévenir, un beau jour, accompagnée de froncements de sourcils et de nez renfrognés. C’est une odeur épaisse dans les narines, qui imprègne les murs d’effluves d’œuf et de pourriture. De jour en jour, elle semble grandir, toujours plus forte ; personne n’a réussi à trouver une façon de l’éliminer, ou alors de l’affaiblir. Elle s’incruste partout, sur les claviers, les murs, les fibres de vêtements ; on ne peut pas y échapper, même en rentrant chez soi.

Certains ne semblent pas la sentir, ou plus ; ils vaquent à leurs dossiers, comme si de rien n’était. Ils perçoivent les autres odeurs, pourtant, le parfum sucré de viennoiseries gratuites, le goût métallique d’un déodorant à la vanille ou encore les effluves de soupe qui remontent de la cantine. Mais ils ne respirent pas la puanteur étouffante du fond du bureau ; ils raillent ceux qui s’en plaignent, et pouffent devant les efforts de ceux qui chercheraient à l’atténuer.

L’odeur est plus forte dans un coin un peu éloigné des bureaux, près de la photocopieuse. Un coin où, petit à petit, une tache sombre apparaît, de plus en plus prononcée.

D’une couleur de vinaigre passé, cette tache ronge tout un pan de mur cartonné, s’étalant de la moquette usée jusqu’au faux plafond creux. Sous les néons phosphorescents, elle luit, comme si elle était recouverte d’une fine couche d’humidité ; elle reste pourtant sèche sous les doigts de ceux qui osent l’approcher.

Les regards ont changé depuis l’apparition de cette saleté. On se moque plus ouvertement de ceux qui se plaignent de l’odeur toujours présente, de ceux qui s’inquiètent de voir la tache grandir, toujours plus grosse. On refuse d’ouvrir les fenêtres, alors que certains s’étranglent sur les relents qui imprègnent jusqu’aux tapis de souris. On ferme les portes, on s’enferme soi-même ; bientôt, on ne mentionne même plus ni l’odeur, ni la progression de la marque. On sombre dans une nappe grise, opaque, un brouillard incisif dont on ne pourra pas ressortir indemne.

Et puis, éparpillés de part et d’autre de la tache, des yeux ont bourgeonné. Globuleux, petits, larges, avec ou sans pupilles, blanches, jaunes ou rouges. Comme de l’acné, ils ont poussé en grappes sinistres sur la cloison infectée, et observent. Ils regardent tout ce qui déroule à l’intérieur de l’open-space, spectateurs silencieux et critiques d’une vaste comédie qui se joue en temps réel. Ils voient tout, tout le temps. Ils jugent, ils raillent, ils épient, sans répit. Bientôt, certains se mettent à les copier, devenant des arbitres partiaux de leurs propres intérêts. Les mots deviennent dangereux, presque empoisonnés ; la moindre grimace, le moindre rictus est décortiqué, exposé, sacrifié. Entre deux inspirations, tu as commencé à regarder par-dessus son épaule, hanté par les regards de la tache et par ceux de ses collègues.

Cet air de paranoïa s’est répandu comme une traînée de poudre dans le bureau, et tu ne sais plus où donner de la tête. Tu n’arrives pas à te débarrasser de la nette impression que ce que tu fais est décortiqué, autopsié, pour te mettre à nu, seul dans le reste du monde. Les coups d’œil narquois se sont mués en commentaires blessants, tranchant ta nuque et tes joues et pulvérisant leurs jets acides de honte, de culpabilité dans ton dos. Une brume de mépris s’installe dans tous les recoins du bureau, percée seulement par les yeux trop clairs de la tache.

Tu te regardes vivre. Ou plutôt, tu te mets toi aussi à te scruter, continuellement, pour être sûr que rien ne dépasse, qu’il n’y ait pas un mot de trop, que ton sourire ne pourrait pas être mal interprété. Mais, sous les yeux de la marque, tu te rends compte que c’est bien inutile : tu ne peux pas choisir comment tes faits et gestes seront interprétés. Au creux de ton estomac, une graine amère, dure, réprobatrice, se plante et s’accroche, un noyau aigre qui t’empêche de dormir, de te relâcher, de réfléchir.

L’apparition de tentacules a été brutale ; on ne s’y attendait pas, après les plaques d’yeux sans paupières. Visqueuses, flottant dans l’air climatisé et recyclé, elles se sont attachées à ceux qui voulaient bien d’elles, enfonçant leurs extrémités monstrueuses dans leurs oreilles, leur nez, leur bouche. Tu les as regardé, impuissant, s’agripper à certains que tu pensais plus forts, ton cynisme grandissant à chaque nouvelle victime consentante de cette gangrène sociale. Autour de toi, l’asphyxie s’amplifie, remplissant tous les pores de ton corps au fur et à mesure que les tentacules se multiplient, massives, minuscules, accablantes. Tu n’y peux rien, tu ne peux que regarder cette tache faire, bouffant jusqu’aux ampoules luminescentes éclairant le bureau vicié.

Tu n’y peux rien. Tu te raccroches à ces quelques mots, qui ne calment en rien l’engrenage cynique dans ta cage thoracique. Parfois, tu arrives à en sortir quand même. On t’enfile un masque, un scaphandre, de force s’il le faut ; de l’eau au milieu d’un désert. On crève une parenthèse salutaire que rien ni personne ne peut ternir. Ou, du moins, tu aimerais qu’on ne s’y attaque pas ; au fond de toi, tu sais que ce répit est de courte durée. Tu ne peux pas échapper à l’étranglement. Tu n’y peux rien, et tu ne peux rien faire à part regarder, autour de toi, les craquements sur les visages tendus.

La dernière chose à se greffer sur la tache, ce sont ses dents. De grandes dents aiguisées, au beau milieu de gueules qui lui font des plaies béantes, encore plus immondes que l’odeur qu’elles dégagent. Fines, blanches, elles contrastent avec la crasse de cette marque qui occupe maintenant la plupart de l’espace, des gouttelettes dangereuses dans un océan de miasmes nauséabonds. Tu ne t’y retrouves plus, dans cette forêt de tentacules et de faux sourires, d’ivoire qui tranche avec des intentions que tu n’arrives plus à déchiffrer. Si tu t’approches trop près du mur, tu sens les mâchoires de la tache souffler leur haleine sur toi. Leurs dents effleurent ta peau ; tu retiens tant bien que mal de violents frissons de dégoût. Tu sens ses idéaux baveux, pleins d’ambition déplacée et égocentrique, toxique, tu peines à ne pas en vomir, à ne pas en pleurer.

Et tu ne reconnais plus tes propres dents, dans ton miroir. Ton sourire s’efface, des grains de sable qui s’exfiltrent inexorablement entre tes doigts. Toujours aussi impuissant, toujours aussi petit. Toujours aussi incapable de t’avouer vaincu et de rester au sol. Toujours aussi entêté.

T’en peux plus de la voir, cette tache.

Y a comme une vieille odeur de rance, dans le bureau ; bientôt, y aura aussi comme une violente odeur de cramé.



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