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Seeing things from afar since 1996


Les guêpes

Moi, je regarde les guêpes. Leurs minuscules corps d’insectes, longilignes, fins, aérodynamiques, si proches de leurs voisines abeilles. Elles grondent, grognent, flottent au gré de leurs pulsions. Je ne les quitte pas des yeux, surtout quand elles volent, nerveuses, rapides, à la recherche d’une proie ou de quoi construire un nid. Leurs têtes qui cognent contre les murs, contre les vitres, des tâtons agressifs et vindicatifs. Elles fendent l’air, leurs ailes invisibles tranchant l’espace, ne laissant dans leur sillon qu’un relent d’angoisse collante. Elles s’organisent, minutieuses et rangées, au fond de combles oubliés, dans de sombres greniers, sous l’auvent de la porte d’entrée. Elles dansent toujours dans le coin de mon oeil, des taches jaunes et noires qui s’éclipsent aussi vite qu’elles apparaissent.

L’inquiétude croissante au fond de mon estomac nourrit leur clignotement doré qui ne ralentit pas, et qui ne s’arrêtera jamais. Elles découpent l’air en lamelles digestes, leurs antennes s’effilochant de part et d’autre de leur visage dévoré par l’agglomérat gargantuesque de leurs yeux. Un bourdonnement constant chuinte de leur course effrénée ; je n’arrive pas à échapper ce vrombissement entêtant. Leur présage périlleux me pourchasse, et je ne peux pas m’en défaire. Elles sont là, où que je tourne la tête, qu’importe mes pensées ; elles réussissent à faire un nid même au fond de mon cerveau.

Moi, je regarde les guêpes. Je ne les comprends pas, et je pense que je ne veux pas les comprendre. Leurs rayures se mélangent sous mes yeux, et, bientôt, je sursaute au moindre éclair jaune qui s’approche un peu trop près de moi. Je ne veux pas me faire piquer ; la douleur aiguë, brutale, l’éventualité de leurs pattes dures et effilées écorchant ma peau, le dard aiguisé de ce venin âcre me hantent, ne me laissant que trop peu de place pour respirer. Je me perds dans leurs têtes kaléidoscopiques, des pupilles par centaines pour mieux scruter ce monde qui est le leur. Ces insectes laborieux troublent l’équilibre de ce qui les entoure ; face à eux, on se liquéfie si facilement. Les guêpes volent comme si le monde entier leur appartenait ; je ne peux m’empêcher d’avoir l’irrépressible envie de leur donner toutes les clés de celui-ci.

Leurs nids de bois et d’or s’infiltrent partout, d’édifiants symboles de colère et de pouvoir. Elles font sortir ces structures hexagonales de nulle part, acharnées, minutieuses, précises dans leurs coups de mandibules mesurés. On s’y perdrait, à regarder ces copeaux de bois assemblés en vases creux et obliques. On peine à suivre leurs enchevêtrements tortueux, leurs passages sinueux et labyrinthiques dans lesquels ne s’infiltrent que leurs malheureux invités. Contre les parois spongieuses de ce château ondoyant se colle la masse de leurs corps vibrants ; on ne peut pas, on ne veut pas s’imaginer cet essaim murmurer tout contre soi.

Moi, je regarde les guêpes. Et elles ont trouvé une victime à leur goût.Oui, elles s’activent autour d’une carcasse, en contrebas. La viande, même faisandée, les attirent, irrésistible. Alors, elles déchiquettent, elles broient, elles fondent jusqu’aux os de la charogne, ses odeurs doucereuses vacillant sous le vent frais. Leurs mâchoires attaquent la chair pourrissante, du sang coagulé tachant leur robe dorée. Elles grouillent autour d’un animal mort, dans une assiette ou au bord de la route, les spectres de la décomposition rôdant à leurs côtés. Et le soleil cogne, cruel, sur leur basse besogne. Elles se gavent, gloutonnes, sur ce festin cru et gâté. La puanteur se fait plus fine alors qu’elles repoussent les assauts de mouches trop curieuses ; elles se promènent alors, seules maîtresses des lieux, parmi les viscères écrasés et les yeux crevés.

Elles dévorent tout sur leur passage, les guêpes. Ordures et carcasses, bois et fruits trop mûrs. Mais leur instinct de prédateur n’est pas infaillible, et la figue se présente comme un piège parfait, une cage dorée appétissante, une sirène alléchante. Un parfum sucré, fermenté, qui s’écrase au sol sous le poids de branches trop chargées. Des fruits qui pourrissent contre le bitume, bouffés, eux aussi, par les créatures jaunâtres. Une pique déchire la peau tendue de ces figues pourpres et elles s’y enfoncent, jubilantes, savourant la chair granuleuse, brisant leurs ailes contre les enzymes acides.

Je m’y retrouve, dans ce cercle vicieux, escaladant un mur ou deux pour voler quelques-unes de ces figues. Mes dents de sycophante s’enfoncent dans la substance sucrée, le jus dégoulinant le long de mon menton. Ma bouche savoure ce fruit, engloutissant le cadavre exquis d’un frelon trop téméraire.

Moi, je regarde les guêpes. Et je les attrape. Tout doucement, avec des gestes lents et contrôlés, comme celle qui s’aventure un peu trop près de moi, au bord de la table. Je dépose un verre sur elle, la paroi fraîche et lourde contre son corps qui s’agite. Alors, la transparence donne lieu à un sinistre spectacle. La guêpe grimpe, essaie de voler, tourne sur elle-même. Elle se cogne contre le verre et déchaîne, en vain, toute la foudre qu’elle aurait pu offrir. Je la regarde paniquer, son dard sorti en dernier recours, butant contre le verre immuable. Un petit corps violent, haineux, qui s’éteint à petit feu, une créature paralysée, enfin, par sa petitesse.

Je la regarde ; elle suffoque. Ses ailes ne battent plus aussi vite, j’arrive à les voir bouger. J’appuie plus fort sur le verre ; elle s’asphyxie. L’oxygène doit se faire trop rare. Une fin brutale pour une existence brutalisée. Je ne peux pas m’empêcher un sourire à la voir crever, si lentement, sous cette cloche abrutissante. Alors, la guêpe finit par se rendre, impuissante entre mes mains devenues bourreaux, devenues Dieu. 

Moi, je regarde les guêpes. Et parfois, je les tue.



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