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Seeing things from afar since 1996


Liminaire


Un espace liminaire ou liminal est un lieu vide ou abandonné qui semble étrange et souvent surréaliste. Les espaces liminaires sont généralement des lieux de transition, des lieux familiers dépourvus de leur contexte habituellement observé.

Le bout de la route qui fond sous la pression d’un horizon toujours plus lointain. On pourrait presque enfoncer sa semelle dans le bitume déformé du bord de la route. Une odeur de pétrole chatouille les narines, entêtante, s’accommodant d’un crépuscule flamboyant. Le violet de nuages fatigués, étalés sur l’orange d’un ciel embrasé qui se brise contre les formes dures, comme tranchantes, de l’auvent de la station service. Des néons bourdonnent tant bien que mal le nom d’un coquillage mal épelé, mêlant leur pâleur artificielle aux dernières paillettes du soleil se reflétant sur les pompes lustrées, intactes. Des taches d’huile, grasses et sombres, collent au goudron défoncé au pied des trompes désertées.

Un souffle de climatisation désagréable accueille chaque bras qui pousse la porte du petit magasin dégarni. Une chansonnette vaporeuse, virevoltante parmi les limbes de temps oubliés, murmure sur une radio crachotante. Les parois des frigos, opaques d’une condensation trop prononcée, cachent la plupart des étiquettes bariolées des boissons qu’ils renferment. Des étagères remplies à craquer de biscuits plus indigestes les uns que les autres côtoient les slogans culpabilisants de paquets de cigarettes propres sur eux. Rien pour soulager des jambes lourdes d’un trajet sans fin ou le début d’une migraine nocturne et tenace.

Derrière le comptoir, personne.

Le soleil éblouissant cogne sur le parc de jeux, s’échouant contre les formes abstraites et plastiques. Des balançoires dodelinent sous le souffle d’une brise légère, grinçant avec douceur sous le ballet gracieux des cumulus qui défilent. Les copeaux de bois craquèlent sous le poids de pas vagabonds, se mêlant aux effluves doux-amers de barbe-à-papa oubliée sur le coin d’un banc. Un tourniquet geint sur ses gonds dans un coin du parc, hanté par l’absence de mains pour l’envoyer valser. Un toboggan rouge criard fond sous la chaleur, guettant le prochain bermuda qu’il pourra brûler à vif. Les notes étirées d’un vendeur de glaces résonnent comme autant d’échos ondulant sur les surfaces bigarrées, insensées.

En contrebas, des structures de métal poussent hors du sol meuble et caoutchouteux. Des barres de fer du haut desquelles on pourrait se balancer, si tant est que l’on ne s’écorche pas les genoux en tombant, se mélangent aux hexagones, pyramides, cubes, cylindres, autant de volumes qui se dressent, abstraits, contre le ciel qui s’assombrit. Leurs branches s’entremêlent avec des cordes tressées, solides, de plus en plus épaisses au fur et à mesure que l’on s’enfonce en elles. On grimpe, on se faufile, on se perd dans l’entrelacement de l’acier et de la fibre, les rires se faisant nerveux, puis silencieux. Serait-ce le sol ou le ciel que l’on distingue, là-bas, par-delà les fibres devenues chaînes?

Le carrelage froid, propre, glissant sous les pieds dénudés. Une lumière crue, artificielle, bleutée ou presque, qui se reflète contre la surface reposée de l’eau. Une odeur insistante, entêtante, de chlore et de produits chimiques s’infiltre par tous les pores de la peau. L’eau de la piscine se balance, vivante, respirant l’air recyclé par de grandes souffleries invisibles. Elle lèche le bout des orteils, un chant de sirène convaincant, menaçant, si accueillant ; on pourrait en oublier le cercle trop serré du bonnet de bain sur le dessus des oreilles. Des rires et des coups de sifflet submergent le plafond voûté, teinté de l’inquiétude encore prégnante de parents concentrés ; les gradins verdâtres gardent encore les marques de serviettes de bain perdues, de sacs égarés et de claquettes mâchouillées par l’âge.

Des silhouettes de plastique ballottent sur les flots devenus remous. Des flamands roses, des licornes, des beignets, vides de cavaliers. Des ballons arc-en-ciel restent au sol, cloués sur les carreaux luisants. L’eau caresse la peau, gluante, lourde ; elle s’agrippe aux épaules, aux chevilles, ne les laissant pas sortir comme elles le souhaiteraient. Surtout, ne pas paniquer, ne pas se laisser emporter par la furie tassée et dormante qui nappe le bord du bassin. Une mince échelle se dresse comme seule échappatoire à cette tourmente grandissante, froide et métallique. Alors, on sort, ou du moins on essaie, pour retourner dans le dédale aseptisé des casiers et autres vestiaires, l’haleine chaude des sèche-cheveux susurrant d’ores et déjà leur vacarme contre les nuques dressées.

Des carreaux sales, grisés par le temps et les relents âcres d’urine et de crasse. Les couloirs sombres du métro se succèdent, sans logique apparente, habités seulement par les grognements inaudibles de haut-parleurs censés être informatifs. Des panneaux décolorés indiquent des directions toujours plus contradictoires, arborant des noms pittoresques, inconnus, dont la signification s’est perdue dans les enchevêtrements de l’Histoire. La saleté s’accumule dans chaque joint noirci, sur chaque marche d’escaliers sans fin, dans chaque recoin de couloir. Les lignes de métro se chevauchent à une vitesse fulgurante, et on tente, tant bien que mal, de suivre la cadence infernale. Un escalator, un ascenseur, un quai. On attend, on trépigne, on s’ennuie, tendu, incapable de se détendre entre deux changements.

Un wagon débarque, tagué, vide, clignotant. Il abrite quelques banquettes défoncées, des plans vagues et indéchiffrables, des barres qu’on ne voudrait même pas toucher avec un gant. On monte, on descend, on remonte, on redescend. On suit les flèches et les instructions incompréhensibles, toujours le même carrelage blanchâtre, grisâtre, qui nous suit. Une désagréable incertitude d’être épié ne lâche pas les semelles, la nuque, le bas du dos. On sentirait presque des mains effleurer un coude, une épaule, le coin de la tempe. Une flèche, une autre, dans deux directions différentes, quasi opposées. Un escalier. Une flèche. Pas la bonne ligne, un autre quai. Une autre flèche. Un dernier quai. Une voix qui ne veut pas sortir des tréfonds de la tête. L’insupportable certitude que l’on ne trouvera pas la sortie de sitôt. Une flèche. Une autre. Sans jamais savoir laquelle sera la dernière.



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