Singularité. Singulier. Étrange, insolite, original, particulier. Une note de piano désaccordé jouée par un doigts tremblant, curieux, ses échos ricochant contre les parois d’une pièce trop vide.
On a tendance à la chercher, la singularité, au début. On veut être unique à tout prix, être différent des autres, surtout. On s’abîme dans des jeux d’enfant absurdes, toujours prêt à aller plus loin que ses camarades, pour leur montrer qui est le plus fort. Et on se persuade qu’être le plus original est une sorte d’idéal qu’il faudrait atteindre à tout prix. Que c’est un but en soi.
Tous les aspects de cette singularité ne sont pas aussi recherchés, ceci dit. Il en est qu’on tente de cacher tôt, trop tôt, quand on commence à comprendre qu’il y a quelque chose de pas normal, des aspérités trop rugueuses au fond de son corps, des recoins qu’on aurait préféré garder pour soi, cachés, loin de tous les regards. Les joues qui brûlent quand elles ne devraient pas, un feu qui gronde alors qu’on voudrait qu’il n’existe pas, pas pour cette personne-là. On entend les mots “homosexuel”, “queer”, “gay”, lâchés avec précaution, d’un air entendu, autour de soi, un regard glissé en coin pour voir si on écoute, si on a compris qu’on en fait partie, de cette catégorie ; malgré les efforts, l’etiquette colle un peu trop fort à la peau.
Cette singularité-là, c’est se trimballer un truc lourd à droite à gauche. C’est encombrant, indélicat, parfois étouffant. Un éléphant dans un magasin de porcelaine. Une fausse note sur une voix trop haut-perchée. Trop de valises à tirer dans le métro. Ça prend toute la place, impossible à louper. Une évidence cruelle. Deux doigts enfoncés au fond de la gorge, et on continue à parler, comme si de rien n’était. La bile amère qui brûle la commissure des lèvres mais le sourire qui doit n’être en rien entamé. Cette singularité-là est peinte sur la face en encre indélébile, même si on a essayé tant de fois de la cacher, en vain. Elle ne passe pas inaperçue, si bien qu’on finit isolé, seul dans la cour d’un collège un peu trop grand, d’un lycée un peu trop petit, le casier recouvert d’insultes homophobes. On se met à redouter les vestiaires, les bancs pleins de reproches, où l’on apprend à regarder bien droit devant soi et, surtout, à ne pas détourner les yeux des contenus de son sac à dos.
Disparaître, se fondre dans la masse, éviter toute arrière-pensée ; et cette singularité qui devient quasi impossible à cacher, qui éclate comme un abcès au détour d’une phrase énoncée sans grande conviction. “Moi aussi”. Personne ne semble surpris ; ce secret si tabou, si dévorant qu’on a voulu faire disparaître des années durant était déjà éventré, trahi, au vu et su de tous. Alors on continue à vivre, en sous-marin, comme si de rien n’était. On doute, de soi comme des autres. Est-ce qu’on n’aurait pas un peu surjoué cette singularité ? Est-ce que c’est pas juste pour faire son intéressant ? On essaie de l’intégrer, on voudrait en être fier mais le rouge vient toujours trop aisément aux joues quand quelqu’un nous plaît ; ça reste embarrassant, de se sentir coupable, honteux, pour quelque chose qu’on ne contrôle pas.
En fait, on a l’impression que tout le monde la voit, cette singularité. Ou alors on a l’impression, depuis l’intérieur, que c’est marqué au fer rouge sur la chair, qu’on ne peut pas la rater tellement c’est visible, criard ou presque, une plaie à vif qu’on aurait oublié de cautériser. On le sent quand on lâche sa main en public, des regards trop insistants collés sur la peau, dans le dos, dans la nuque. Et un jour, on se retrouve à devoir la mentionner, cette particularité, à corriger les pronoms de son ex dans la bouche d’un collègue. On avait oublié ce que ça faisait, de ne plus avoir ce poids sur les épaules, cette pesanteur creusée au fond de l’esprit.
Et enfin, c’est comme si tout redevenait coloré. On comprend soudain comment on fait pour respirer. On se remet à vivre, peut-être même à rire pour de vrai. Singulier, avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui traînent derrière soi. On se souvient de ce que c’est, vraiment, cette singularité. Le soleil qui caresse une peau presque brûlée, des taches de rousseur se mêlant aux paillettes des rayons de lumière. On se rappelle le goût des cerises, des groseilles, du gingembre, le sable fin entre les orteils et les vagues qui viennent embrasser le creux des chevilles, une fraîcheur inespérée et bienvenue. Le goût de la limonade qui se mêle à ses lèvres. Le je-m’en-foutisme devant les injures des illuminés. L’odeur de l’herbe coupée sous les pieds nus dans son jardin, le rire dans le creux de son cou et ses paupières lourdes à la lueur du crépuscule.
Et cette singularité redevient une pulsion de vie, un élan inarrêtable, une fuite en avant qui aurait retrouvé le goût du ciel, une étincelle pailletant au fond de pupilles ranimées. Une singularité qu’on aura mis du temps à trouver, à accepter, à aimer, oui, mais que pour rien au monde on ne délaisserait. On a fini par comprendre ce qu’on était ; il s’agirait maintenant de se laisser tranquille.

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