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Seeing things from afar since 1996


Carrefour dédale

Je grognais en cognant mon chariot contre les portes automatiques du supermarché, déjà exaspéré par l’épreuve que représentaient ces courses. Même me garer avait été un cauchemar. J’avais laissé ma voiture sur la seule place libre que j’avais trouvée, à l’autre bout de l’immense parking ; j’avais traversé l’étendue de bitume pendant ce qui m’avait semblé être une éternité, pestant contre les rangées bondées de véhicules bariolés.

La soufflerie climatisée et contrôlée du magasin m’accueillit de son étreinte déplaisante alors que je franchissais la porte. Un désagréable sentiment d’avoir choisi le mauvais chariot gonflait dans mon estomac, lourd et accablant. Les roues du caddie se bloquaient à chaque soubresaut, le panier était couvert d’un liquide collant et, comble de l’agacement, je n’arrivais pas à le faire avancer en ligne droite. Autour de moi, le magasin lugubre réussissait à être à la fois trop lumineux et trop sombre ; je grimaçais devant l’éclat des néons qui me brûlaient les rétines, éblouissants contre les carreaux rutilants, mais ne voyais pas plus loin que le bout de mon caddie.

Je détestais faire les courses à cette heure de la journée. Je trainais des pieds, ma tête bourdonnant déjà du brouhaha des autres clients qui étaient… nulle part. Invisibles. Tiens? Derrière mon chariot branlant, j’étais seul, sans même l’ombre d’un autre être humain dans les parages. Peut-être que le bruit environnant faisait partie de cette musique chouinante qui sortait de haut-parleurs indiscernables dans l’obscurité, mais très clairement efficaces. Je haussai les épaules et jetai un coup d’œil à ma liste de courses, froissée et quasi illisible : encore quelques petites choses, et je pourrai enfin sortir.

Les allées se succédaient sans fin, un dédale dans lequel je n’arrivais pas à me retrouver. Je tournais un peu en rond, entre les piles de produits tous plus colorés les uns que les autres et les étagères remplies à craquer de gadgets. Je ne trouvais, parmi les rayons, que des biscuits anachroniques et des bonbons aux saveurs étranges, des piles de papier toilette et, sans raison apparente, de la nourriture pour poissons ; des choses qui figuraient sur ma petite liste, il n’y en avait apparemment aucune.

L’étalage des produits frais avait l’air correct, du moins de loin. Plus j’approchais, plus il faisait chaud, humide, presque tropical ; sous la lueur chaude et jaune des petites lampes, les fruits et légumes avaient encore l’air appétissants, malgré les minuscules mouches qui semblaient y avoir fait leur nid. La boucherie n’en était pas moins étrange. La plupart des morceaux de viande brillaient d’un rouge éclatant, un halo rosé scintillant autour d’eux. Une odeur insistante d’eau de Javel empestait l’air ambiant. Pas un seul boucher n’était visible ; peut-être que les petits paquets reluisants (dont je ne reconnaissais pas le contenu, mais je n’ai jamais vraiment mangé de viande) avaient surgi du néant. Le rayon surgelés n’était pas beaucoup plus accueillant; mon souffle faisait des cumulus de vapeur, et j’aurais juré voir une fine couche de givre sur le carrelage blanchâtre.

Je ne pouvais pas me débarrasser d’une impression de malaise général qui me picotait la nuque, comme si quelqu’un m’épiait en permanence. Je finis par m’arrêter dans une énième allée, cette fois pour des chargeurs de téléphone dépassés. Je me surpris à fredonner l’air irritant qui sortait toujours des radios invisibles ; à contrecœur, j’étais forcé d’admettre que c’était quand même entraînant. Au hasard, j’attrapai l’une des boîtes sur l’étagère. Je n’arrivais pas à déchiffrer les mots inscrits au dos, les lettres étaient comme mélangées, n’avaient aucun sens. Quelque peu déconcerté, je clignai des yeux plusieurs fois, juste pour m’assurer que je n’étais pas en train d’halluciner, mais tout était redevenu normal. Je conclus que j’étais sans doute en train d’halluciner.

“Je peux vous aider ?”

Je ne puis retenir un sursaut de surprise en entendant ces mots. A côté de moi se tenait une employée vêtue aux couleurs du magasin, petite et souriante.

“Je peux vous aider ?”, répéta-t-elle.

Je devais être en train de la fixer. Son sourire était trop large et accueillant, dévoilant des dents acérées et blanches comme l’ivoire. Un peu trop large, peut-être, sa bouche. Ou peut-être était-ce la façon dont elle ne clignait pas des yeux. Du tout. C’était troublant, mais je supposais qu’elle était très motivée par le service client.

“Euh,” bredouillai-je, “je fais que regarder, merci, c’est gentil.”

Elle ne bougeait pas, me regardant droit dans les yeux. La gorge sèche et la langue lourde, je n’arrivais pas à me détacher de son rictus figé.

“En fait”, crachotai-je d’une voix rauque, “je cherche du déodorant, et j’en ai pas trouvé dans les rayons, vous pourriez me dire où il y en a ?”

Son regard vitreux était fixé entre mes deux yeux. Je commençais à transpirer un peu trop ; j’essuyai mes paumes sur mon jean. Après quelques secondes de silence, elle répondit de son même ton robotique :

“Bien sûr, pas de problème ! Je vais aller voir dans le fond, tout de suite !”

Elle ne bougeait toujours pas. Avec un petit rire gêné, j’attendis quelques secondes, puis décidai de quitter l’allée. Je sentais ses yeux dans mon dos et essayais de ne pas frissonner. C’était peut-être son premier jour, qui sait ! J’attrapai un article au hasard, une boîte de biscuits au chocolat, discontinués depuis des années mais bon marché, et je me dirigeai vers les caisses.

La vendeuse me suivait encore. Je ne saurais pas l’expliquer, mais elle me faisait penser aux mangeurs de lotus, ces gens qui vivaient dans l’apathie et la demi-conscience, se nourrissant de feuilles de lotus et corrompant tous ceux qu’ils rencontraient. C’était sans doute un peu exagéré. J’étais coincé dans cette situation dont je n’avais jamais voulu, et cette employée bouffeuse de lotus me regardait me débattre avec mes courses fastidieuses. De plus, la musique, toujours aussi répétitive, commençait à me filer la migraine. Je sentais mon pouls battre contre mes tempes en suivant son rythme énergique.

En me dirigeant vers la sortie (qui était aussi l’entrée, quelle coïncidence), je savais que je devrais m’arrêter à l’une des nombreuses machines pour payer mon dû ; ce n’était pas ce qui me dérangeait. Alors que je m’avançais vers les caisses brillantes, des pas commencèrent à résonner là où, quelques instants plus tôt, un silence complet régnait, à l’exception de cette stupide petite rengaine qui passait en boucle (j’étais presque sûr qu’elle était maintenant dans ma tête, beuglant sa douceur commerciale sur la voûte de mon crâne). J’arrivai enfin aux caisses; au même moment, des hordes de badauds manquèrent de peu de me piétiner, surgissant de nulle part.

Il n’y avait qu’un seul caissier disponible parmi les centaines de caisses. Et la file d’attente s’étirait de plus en plus. Je pensais à m’enfuir, ou à abandonner mon chariot rempli d’un seul article dont je n’avais pas vraiment besoin; mais j’étais déjà au bout de la file d’attente, soupirant et rouspétant dans mon coin.

Le caissier semblait faire exprès de prendre des heures pour scanner chaque article. Les clients devant moi n’étaient pas mieux ; c’était comme si tout le monde devait absolument utiliser ses nouveaux centimes bien brillants, ou ses coupons tout beaux tout propres, en les comptant avec une précision quasi militaire, un par un. Ils avaient tous une attitude mécanique, riant un peu trop ou parlant un peu trop fort, les yeux vides et creux, comme si des messages préenregistrés et des gestes automatiques avaient été gravés dans leur corps.

Mon tour vint enfin. Je posai ma boîte de biscuits solitaire sur le tapis roulant. Je le regardais passer entre les mains du caissier, échangeant avec lui quelques plaisanteries. Je voulais juste sortir d’ici, rentrer chez moi le plus vite possible. Mais, alors que je voulais attraper mon portefeuille, mon sang ne fit qu’un tour. Je me tâtai frénétiquement mais, à ma grande horreur, je réalisai que j’avais oublié mon portefeuille à la maison. Je bredouillais des excuses confuses au caissier, méfiant, qui appelait déjà la sécurité.

“Là-bas ! Il est juste là !”

La voix stridente de l’employée tout sourire qui m’avait “aidé” quelques temps auparavant me transperçait les oreilles. Elle guidait un agent de sécurité à l’allure plutôt massive et menaçante vers moi, alors que je tentais de marmonner des excuses fébriles. Je ne volais pas ! J’avais juste oublié mon portefeuille à la maison ! Rien d’étrange ou de louche là-dedans ! J’avais la tête dans les nuages ! J’étais un honnête citoyen ! Jamais je n’aurais eu l’idée de voler quoi que ce soit !

La vendeuse riait aux éclats tandis que j’essayais de me justifier tant bien que mal auprès du garde devenu géant (avait-il toujours été aussi grand ?). Je n’étais pas sûr du nombre de bras qui sortaient de ce type, mais il n’y en avait pas que deux. Alors qu’il ouvrit la bouche, je capitulai ; j’étais pris au piège, sans aucune échappatoire. Ses mâchoires d’acier m’engloutirent et je perdis connaissance.

*****

Depuis, j’erre sans but entre les allées de cet étrange magasin, un faux sourire fixé sur mon visage pâle, à attendre le prochain client. Peut-être pourra-t-il payer pour moi ?



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