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Seeing things from afar since 1996


Abribus

La porte claque dans le froid du matin à peine éveillé. De fins nuages vaporeux s’étirent à l’horizon, trainant leurs moutons que l’on aurait bien continué de compter. Le moteur de la voiture vrombit, les essuie-glaces effectuent leur va-et-vient de contrôle. Le grincement du frein à main, la soufflerie du chauffage, les voix faussement enjouées de la radio, tout se déverse dans l’étroit habitacle, insufflant une nouvelle vie entre les sièges molletonnés.

Bientôt, le bitume défile sous les roues pressées de l’automobile ; on se presse vers l’arrêt de bus, un chronomètre invisible s’égrenant inexorablement. Rater le bus reviendrait à attendre de trop, dans le froid et l’humidité de l’aube déjà bien entamée. Un épais voile de brouillard fausse les repères, ralentissant une course qui aurait bien pu se déchaîner sur les rubans sinueux des routes. Le soleil rosit à l’horizon, et la rosée perle entre les brins d’herbe se balançant au bord de la route, accompagnant les badauds le long de leur périple. Le véhicule slalome, double, freine, ralentit, repart ; le bitume se fait ruelle, puis pavés, pour venir s’interrompre contre une haie, entre les lignes d’une place de parking.

Une petite structure de metal rudimentaire se dresse sur le trottoir, fière parmi les bâtiments assoupis. Les lampadaires clignotent et s’éteignent petit à petit. On attend son bus, on piétine, on trépigne ; est-ce qu’il est en retard, encore ? Un banc inconfortable, un abri troué de pluie, des horaires illisibles d’humidité ; cet espace n’existe que par et pour l’attente. Les minutes s’écoulent, trop courtes et trop longues à la fois ; enfin, l’autocar tant espéré apparait, les portes mécaniques s’ouvrant pour laisser passer son flot de passagers.

A l’intérieur, il reste des places libres, des sièges entièrement vides. Pas besoin de s’asseoir à côté d’un inconnu dont la proximité semble toujours un peu trop familière, intime, inconfortable. Le ronronnement du moteur ballotte les passagers englués dans une somnolence pesante, les têtes dodelinant contre leur gré. La campagne florissante verdit sous les roues immenses, empilant arbres et pâturages contre les routes défoncées. Les nuages semblent descendus du ciel, remplissant les champs de leur non-matière cotonneuse. Les lignes électriques se fondent parmi les maigres branches dénudées de feuilles, leurs poteaux comme des troncs frêles et décharnés. Les vallons se creusent de ruisseaux et de flaques, et on devine, au loin, les faibles lueurs d’autres hameaux, reliés par un tortueux réseau de routes.

L’habitacle de l’autobus offre une vision arrachée du monde, comme au-dessus de celui-ci. Les voitures s’empilent sur les artères bouchées ; les voies de bus deviennent des axes salutaires, dégagés, libres. On s’endort, on bringuebale, on effleure les bras si accueillants de Morphée ; certains lisent des romans de gare, d’autres oscillent la tête en suivant la cadence de leurs écouteurs. Le temps s’écoule, indifférent aux impératifs des uns et des autres 

Terminus : on s’arrête à nouveau pour laisser la journée commencer pour de bon. Le matin prend de l’ampleur, une promesse encore vide de substance qui se remplira des flots houleux et successifs de l’après-midi et du début de soirée. Alors on marche, on tape, on gratte, on rit, on parle. Le temps s’écoule par tous nos pores, filant entre les doigts. Aussi silencieusement qu’elle a commencé, la journée se termine et on se retrouve de nouveau au bord de la route à attendre.

Le soir est insupportable. On dirait que le monde entier s’empile dans des bus et des wagons et des trams plein à ras-bord, les voitures se tassent sur les routes surchargées. On n’avance pas, coincé dans des coquilles suffocantes, assis sur des sièges creusés par l’usage. Derrière nous, ça rigole trop fort, trop longtemps, trop strident. Une certaine douceur habite néanmoins les corps fatigués ; on rentre chez nous, c’est fini pour aujourd’hui, enfin. Les visages se succèdent, un par un, dans un ballet presque élégant, une scène de cirque entrecoupée de moments de grâce.

Une vieille dame, ridée comme une pomme, s’enfonce sur une banquette trop grande pour elle, frêle et maigre parmi les êtres exaspérés d’attente. Elle scanne l’assemblée avec patience, analysant chaque visage avec minutie. Un sourire se trace soudain sur son visage creusé par l’âge ; un poupon vient d’apparaitre à ses côtés, des grands yeux la fixant depuis sa poussette. Elle fait un petit signe de la main enchanté, son enjouement contaminant ses voisins.

Une adolescente rouspète en s’engouffrant dans le bus, s’excusant à voix haute sans que personne ne bouge. Elle s’accroche à son sac comme à sa vie et déambule, cahin-caha, dans l’étroite allée. Elle finit par trouver une place sur un coin de chaise et s’assoit en soufflant, soulagée mais toujours agrippée à sa besace. Une petite tête rouquine en sort : un chat, ou plutôt un curieux chaton, pressé de voir à quoi ressemble le monde extérieur. Ses grand yeux inquisiteurs se posent sur l’assemblée, dévorant ce qu’il peut voir ; il finira par se lover contre l’adolescente, une main affectueuse lui grattant l’entre-oreilles.

A l’avant, un cinquantenaire s’installe dans un coin, un sac en cuir élimé pendant autour de son épaule. Des lunettes, une barbe de trois jours et des mains tachées d’encre violacée rendent tangible son existence. De sa besace il tire une édition d’un classique oublié de la littérature, un livre aux pages cornées, presque déchirées, jaunies par un temps passé à trop l’aimer. Les pages semblent l’aspirer ; il voyage entre les mots, s’oubliant entre les lignes tourbillonnantes.

Un businessman pressé s’assoit en grognant sur le seul siège restant, vibrant de frustration. Il pianote avec frénésie sur le clavier de son téléphone. Son bureau est déjà loin, mais il le porte toujours avec lui, dans sa poche, joinable et disponible. Un coup de fil à passer, des videos à regarder, il en fera profiter toute l’assemblée ; il faut bien voir à quel point il travaille, lui, à quel point il est un employé modèle, acteur du monde moderne et capitaliste, financier et fin stratège, au bord du burnout mais si proche de la reconnaissance.

Et puis, au beau milieu de cette succession de personnages, on appuie enfin sur le gros bouton rouge, et on se faufile entre les rangées de genoux qui laissent peu de place pour passer. Le bus s’arrête au bord de la route, comme à son habitude. Les portes s’ouvrent, on sort ; enfin, c’est fini.



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