Dimitri frissonna en poussant le portail grinçant. La fraîcheur de la nuit automnale, bien que touchant à sa fin, ne manquait jamais de le surprendre. L’air encore endormi déposait ses rêves fatigués dans le creux de sa nuque, son souffle froid comme un rappel du crépuscule.
Le jeune homme s’avançait avec hâte, manquant de trébucher sur le gravier capricieux. Il était pressé, comme toujours ; son retard finissait toujours par le précéder. Il finit par s’arrêter, haletant, son souffle se condensant en nuages de vapeur devant lui ; un coup d’œil rapide lui confirma qu’il était en avance, et il se félicita en silence.
« Hé oh ! »
La voix enjouée d’Adèle retentit derrière lui, et avec elle se dissipa l’essoufflement de Dimitri. Il se retourna pour l’accueillir ; le sourire de la jeune fille ne manquait jamais de dissiper son inconfort.
« T’es en avance, pour une fois, Dim ! le taquina-t-elle. Désolée, je t’ai fait attendre.
— Pas de problème, la rassura Dimitri. Je viens tout juste d’arriver. »
Les deux compagnons se retrouvaient tous les ans à ce même endroit, sous un vieux saule éprouvé par le temps et les larmes ; ils se promenaient alors jusqu’à l’aube, dans ce moment suspendu entre nuit et jour, trop tard et trop tôt à la fois. Échangeant leurs habituelles formules introductives, ils se mirent en route, se faufilant par-dessus un mur de pierres décrépies. Devant eux zigzaguait un petit chemin de terre humide et collante, serpentant entre les champs recouverts de givre argenté.
« Alors, fit Adèle de son ton espiègle, t’as avancé depuis la dernière fois ?
— Avancé sur quoi ? répliqua Dimitri, faussement ignorant.
— Tu sais très bien de quoi je parle, Dimitri. Ton grand projet, là, ta grande réécriture de la littérature moderne, que dis-je, ton œuvre qui fera trembler les esprits ! Ou est-ce que tu as changé d’avis, après tout ce temps ?
— Ah, ça ! Non, non, bien sûr, c’est… Le jeune homme peinait à finir sa phrase. C’est en cours, toujours. »
Une faible grimace étira ses lèvres fines. La honte qui émanait du tableau morose de ses carnets et stylos, à sec sous une fine pellicule de poussière, mordait l’intérieur de ses joues brûlantes. La vue de ses pommettes rougissantes inspira un éclat de rire cristallin à Adèle ; Dimitri savait qu’il ne pouvait rien lui cacher.
Autour des deux jeunes gens, un bois s’était progressivement étoffé, les arbres s’immisçant parmi les champs en jachère. Leurs branches, presque nues, tanguaient avec langueur dans le vent, taillant d’austères figures dans la brume bleutée. Les feuilles sèches craquelaient sous les semelles lourdes et dures de Dimitri, comme autant de vestiges estivaux rejoignant le terreaux boueux de l’hiver approchant. Le silence de la campagne frissonnante enveloppait les compagnons dans un voile opaque, gourd, silencieux. Le murmure du vent, entre les cimes, suggérait la réalité d’un monde qui ne s’arrêtait jamais ; l’espace d’un instant, ils étaient seuls, entre éternité et fugacité.
Pour rien au monde Dimitri n’aurait manqué ses entrevues annuelles avec Adèle. Elle donnait un autre sens à sa vie dans le brouillard sombre de son existence. Mais pourquoi n’arrivait-il pas à lui parler, à lui dire les choses honnêtement ? Il aurait voulu lui raconter sa solitude, son impossibilité d’écrire une phrase complète depuis les dernières années, de sortir de son lit, depuis que, depuis que…
« T’as des nouvelles rides, là, Adèle constata en effleurant son front.
— C’est pas des choses à dire, ça ! s’étrangla Dimitri.
— C’est vrai, ricana la jeune fille. Désolée, c’était un peu maladroit de ma part. »
Une soudaine gravité s’était glissée entre ses mots. Adèle fixait Dimitri du regard, impassible ; lui sentait ses yeux sur le coin de son front. Elle porta la main à son visage pâle, dont la peau tendue et lisse brillait presque dans l’obscurité.
« Je me demande ce que ça ferait si j’en avais, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour son compère.
— Ça fait rien du tout ! claironna Dimitri pour la tirer de ses rêveries. C’est le privilège de l’âge, c’est tout, la marque de la sagesse.
— Oh la la, souffla Adèle, son rictus se fondant en sourire. Toujours à fanfaronner, celui-là…
— Ouais, ouais, allez, fais attention, ça monte, ici. »
Dimitri la laissa passer devant lui, le chemin s’étant fait trop étroit pour deux personnes côte à côte. Adèle bavardait avec une légèreté retrouvée, de tout et de rien à la fois ; il se plaisait à l’écouter parler. Elle avait toujours eu le mot pour le tirer de ses inquiétudes, le faire voltiger au-dessus du monde, un funambule ivre de l’appel du vide.
En l’écoutant, Dimitri oubliait les factures qui s’étaient accumulées sur son palier et les relances incessantes et cruelles du monde réel. Il ne sentait presque plus la douleur dans ses muscles fatigués, la pression dans ses poumons et sa respiration erratique. Il se laissait entraîner par ses mots frivoles, les couleurs de l’automne, la forêt en ébullition autour de lui. Petit à petit, ils gravirent la colline en riant et sortirent de la futaie épaisse, s’arrêtant pour admirer le paysage.
Reprenant son souffle, Dimitri s’avança vers le bord du promontoire, Adèle s’étirant derrière lui. Devant eux s’étalait la plaine assoupie, recouverte de nuages de brume indolente. Les arbres, habillés d’un rouge-orangé brûlé par le temps, recouvraient les pans de la vallée de part et d’autre ; la gorge, parée de ces atouts, composait un fabuleux écrin pour la bourgade qui sommeillait en son cœur. Ses ruelles fatiguées suivaient les remous d’un petit ruisseau énergique, miroitant de reflets irisés. Le ciel se colorait de violet et de bleu étoilé, des nuages lilas étalés sur sa toile infinie.
Dimitri s’arrêta, ébahi ; cela lui coupait toujours le souffle de voir le monde à ses pieds. Il étouffa un gloussement en remarquant le même étonnement chez sa camarade, et s’affala sur un banc proche du rebord de la butte. Réprimant en vain un grognement pathétique alors qu’il se baissait, il plongea les mains dans les poches de sa veste et en retira du papier et des miettes de tabac. Après avoir roulé une fine cigarette, il l’alluma, tirant une longue inspiration qui manqua de l’étouffer.
« T’as toujours pas arrêté ce truc ? » Le ton d’Adèle s’était fait dur, empli de reproches froids.
Dimitri savait que la jeune fille n’appréciait pas ; cela faisait des années qu’elle tentait de le dissuader, en vain, de fumer.
« Tu sais que ça va te tuer, insista-t-elle. Ça va te tuer, et d’une mort lente et difficile. Tu vas galérer pendant des années, juste pour finir par t’étrangler entre deux inspirations. Tu le sais, ça ?
— Je sais, rétorqua le jeune homme avec calme, entre deux bouffées. Mais je pense que je m’en fous. »
Ses derniers mots résonnèrent dans l’écho de l’aube ; un regard noir d’Adèle suffit à lui faire comprendre qu’il allait se faire sermonner.
« Je m’en fous, reprit-il pour briser le silence pesant, parce que ça ne me fait pas peur, de mourir.
— Comment tu peux dire ça ? articula Adèle. T’as encore toute une vie devant toi, mais non, Monsieur a peur de rien, Monsieur est un dur, un vrai !
— Tout le monde finit par crever de toute façon ! Et puis… Il retint sa langue, peu sûr de soi. Et puis je veux bien voir ce qu’il y a après. »
Adèle le fusillait du regard ; il savait qu’il allait trop loin, mais il ne voulait pas non plus s’excuser.
« T’imagines même pas à quel point c’est flippant, s’insurgea la jeune fille d’une voix sourde, à quel point c’est horrible de sortir ça comme ça ! Non, j’ai pas envie de mourir, moi, ça me fout les jetons, et puis si ça se trouve y a rien après ! Tu vas te retrouver tout seul, comme un imbécile, à te les cailler dans le néant, tiens ! »
L’émotion d’Adèle surprit Dimitri ; il n’avait pas l’habitude de la voir dans cet état. Il écrasa sa cigarette à moitié consumée, et se rapprocha de la jeune fille, adoucissant son propre ton.
« Tu sais, dit-il, je dis pas ça comme ça, hein. Pour moi, c’est un cycle, la vie, la mort, tout ça. On a besoin des deux pour se retrouver, se donner une raison de continuer. Regarde les feuilles mortes, là, en face, continua-t-il en pointant du doigt le paysage. Elles tombent tous les automnes, et elles reviennent au printemps chaque année, depuis la nuit des temps. Elles peuvent pas survivre à l’hiver, mais on se passe pas de leur ombre en été. C’est cyclique. »
A ses côtés, Adèle fixait le panorama, le regard plongé dans les moutons violacés occupant la prairie stellaire. Dimitri savait qu’elle ne dirait plus rien pendant quelque temps ; il était allé trop loin.
« Regarde la vallée, poursuivit tout de même le jeune homme, regarde les gens qui habitent là, en bas. Ils dorment presque tous tranquillement, et ils vivent aussi avec cette vérité en eux. Ils se lèvent le matin et vaquent à leurs occupations, puis ils se couchent le soir. Ils savent qu’ils vont se réveiller le lendemain et répéter le même schéma. Mais ils savent aussi que ça s’arrête à un moment, que tout a une fin, qu’il n’y aura peut-être plus rien. Qu’un jour, ce sera la dernière séance et ils le sauront même pas. Mais il y aura d’autres gens pour profiter de leur soleil, de leur café, de leur vie. Ça continue après eux, encore et encore. »
Dimitri fut coupé par Adèle, qui partit en un éclat de rire dont elle seule avait le secret.
« La dernière séance… s’esclaffa-t-elle. D’où tu sors ces idées ? Enfin, si tu tiens à tes clopes, vas-y, fais ta vie, mais essaie de fumer moins, d’ac ?
— D’accord, je vais essayer, Adèle, sourit Dimitri. Je vais essayer. » Un drôle d’air se dessinait entre ses mots, chaque syllabe résonnait dans l’air automnal en glissant tranquillement. Ils restèrent ainsi un instant, baignant dans une immobilité harmonieuse ; chacun d’eux se délectait de l’exceptionnel éphémère de la situation.
« Allez, on y retourne ! »
Les deux compères se remirent alors en route, revenant sur leurs pas et laissant derrière eux la morne plaine endormie. Au-dessus d’eux, les rayons bleus du soleil levant se frayaient un chemin pénible parmi le feuillage, se reflétant sur le visage pâle, presque translucide, d’Adèle. Les deux compagnons allaient d’un bon pas, un entrain presque indestructible les guidant. Les troncs se succédaient à leurs côtés, de moins en moins nombreux ; quelques bruissements d’ailes se faisaient entendre entre les cimes élevées. La campagne indolente s’éveillait peu à peu autour d’eux, emplissant l’air automnal de piaillements et de vigueur. Bientôt, le bois céda sa place à un champ de terre glacé, abandonné par la promesse de nouvelles récoltes.
Dimitri écoutait Adèle bavarder avec attention, buvant ses paroles comme de l’hydromel. Dans l’encre épaisse et nébuleuse qu’était devenue sa vie, la jeune fille se dressait en lanterne flamboyante, emplie de chaleur et de gaieté. Elle semblait toujours flotter au-dessus de lui, le tirant vers la surface tumultueuse de son existence avec une douceur ferme. Elle lui donnait la force de continuer à avancer, à exister, à survivre aux attaques insatiables du monde extérieur.
Bientôt, ils purent apercevoir le muret à l’entrée du modeste parc où ils avaient pris l’habitude de se retrouver. Les pierres usées luisaient encore de la rosée du matin, scintillantes des rayons du soleil fatigué. La lumière crue blanchissait les espaces vides de vie, préservés de la marche implacable du temps.
« Je te raccompagne ? »
La voix grave de Dimitri fut accueillie par un faible acquiescement d’Adèle. Ils s’étaient renfermés, s’imprégnant de la solennité de l’aube. Leurs pas se perdaient parmi le tapis de feuilles mortes, d’humus et de dalles de marbre humides. Ils avançaient avec lenteur, savourant ces instants suspendus. L’aurore baignait la scène de son regard clair, se mêlant à la fraîcheur âpre du souffle du vent.
Bientôt, ils s’arrêtèrent, seuls parmi les pierres. Dimitri n’osait plus lever les yeux vers son amie ; une tempête de larmes ronflait dans sa gorge, ne laissait passer qu’un filet de voix. Le jeune homme détestait toujours ces adieux insupportables. Il sentait le regard tendre d’Adèle sur lui, et ne pouvait que deviner la tristesse qui la submergeait.
« Merci », chuchota la jeune fille dans un ultime souffle. Son ton était chaud, comme toujours, mais sa voix semblait déjà si lointaine, désincarnée. Lorsque Dimitri réussit enfin à relever la tête, elle s’évanouissait avec l’aube. Au travers de son corps si translucide, on devinait la campagne qui respirait à nouveau. Un geste, un mot muet, et Adèle s’évapora en une pluie fine, un large sourire aux lèvres ; ne subsistait que le souffle embué de Dimitri.
S’affalant contre la pierre tombale, le jeune homme peinait à freiner ses sanglots scintillants, des étoiles à la lumière du jour.
« A l’année prochaine. »

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