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Seeing things from afar since 1996


Roadtrip

L’aube s’étire à l’horizon, collante de sueur et d’ennui. Un soupir hésite à franchir le seuil de mes lèvres ; personne ne devrait être réveillé aussi tôt, c’est pas humain. C’est l’heure de partir, pourtant, de quitter le confort de sa demeure et de se lancer dans un voyage déjà interminable avant même d’avoir commencé ; la route est longue devant nous, un ruban poussiéreux qui s’étale à nos pieds.

On veut échapper aux embouteillages qui s’annoncent nombreux et sans fin, c’est pourquoi on part avant tout le monde. Je pourrais argumenter qu’on ne sera pas les seuls à avoir cette idée mais, qu’importe, on aura fait l’effort de se lever et de partir au mieux. Dehors, l’été s’étire avec indolence, distillant sa chaleur moite dans tous les recoins imaginables. Les sièges de la voiture sont déjà tièdes ; pas un seul courant d’air frais ne vient agiter les cimes des arbres brûlés par le soleil. La journée s’annonce bouillante.

Le moteur du véhicule ronronne entre les virages. Je somnole sur la banquette arrière, les paupières lourdes du fardeau d’une nuit trop courte. Enveloppé dans l’épaisseur de la fournaise naissante, je me laisse dériver vers des songes insensés, peuplés de d’éclats éblouissants et de chimères angoissées. La route est droite, une ligne incassable, impassible, implacable. Je ne sais pas combien de temps nous allons devoir rouler.

Parfois, on croise une autre voiture, ou deux, pailletant l’obscurité de leurs phares encore embués de sommeil. Le ciel violacé s’est dilué de rose, puis de bleu, laissant apparaître quelques nuages paresseux. Une à une, les étoiles s’éteignent, soufflées comme des bougies ; je les reverrai ce soir, peut-être.

La voiture ralentit, pour finalement s’arrêter. On sort, on s’étire les jambes, on délie les corps. Au bord de la route, on peut voir le temps défiler. Une tasse de café à peine chaude remplit mes mains, son amertume comme un rappel salutaire vers la réalité. L’herbe sèche craque sous les semelles plastiques et les pas titubants, gourds ; le marc restant au fond des gobelets en laiton est jeté au sol. On reprend la route.

Le ronronnement du bitume reprend de plus belle. Je n’arrive pas à me défaire de l’impression lancinante d’avoir oublié quelque chose en faisant ma valise, avant de partir. Ma trousse de toilettes, un pyjama, un chargeur ? On saura en arrivant, quand on pourra ouvrir les bagages. Avant, il faudra errer dans cet état transitoire, dans ce sentiment si sûr de n’avoir rien emporté avec soi.

Le calvaire, c’est de faire sa valise puis la défaire, encore et encore. On plie les vêtements, on les place dans un sac toujours trop petit, on prend tout ce qu’il nous faut. On calcule tout, jusqu’au nombre de paire de chaussettes dont on aura besoin, pour finir par emporter beaucoup trop de choses. Et, quand enfin on arrive, on déballe toutes ces affaires. On les range bien joliment dans des tiroirs inconnus, de façon à ce qu’on n’oublie rien en repartant. On ne veut rien perdre dans un recoin sombre, rien abandonner au fond d’un panier vide.

Et, à la fin du voyage, on recommence. On reprend le même sac, on refait les mêmes calculs, coincé dans un purgatoire infini peuplé de valises vides et de tiroirs trop pleins. On refait le même trajet en sens inverse, on examine toutes les armoires, les commodes, les étagères, parce qu’on n’est jamais sûr de revenir. On erre de nouveau dans un inconnu envahissant, anxieux, persuadé d’avoir tout oublié.

Une voix crachote dans la radio, chantant un je ne sais quoi auquel je n’arrive pas à faire attention et me tirant de ma rêverie désabusée. Des airs nostalgiques réveillent des souvenirs trop flous au fond de ma mémoire, entre deux billets humoristiques et les nouvelles du jour. Je regarde la route courir sous nos roues, imperturbable. Ça fait un moment qu’on n’a plus tourné, et qu’on roule le long de cette ligne droite, presque filiforme. On ne croise plus personne, bien que le soleil soit haut dans le ciel, traçant un lent arc de cercle autour de notre véhicule.

Je n’arrive plus à savoir si on roule ou non, de légers cahots m’empêchant de m’enfoncer trop loin dans les bras de Morphée. Sommes-nous vraiment en train d’avancer ? Je n’en ai pas vraiment le cœur net, même si, derrière le carreau, le paysage semble changer. Seules les vagues décélérations et accélérations du moteur donnent une impression de mouvement ; le reste pourrait être une fantaisie, une simple sensation irréelle. Un lacet de la route me conforte parfois dans ma théorie : si nous tournons, alors c’est sûr, nous progressons. Mais peut-être ai-je tort ; après tout, tout est relatif.

Une secousse plus brusque me ramène à la réalité ; l’ennui en profite pour s’engouffrer par tous les pores de ma peau, intolérable. La chaleur gonfle encore, devenue trop imposante pour la climatisation de l’habitacle. L’inconfort prend racine dans le silence plat de la route infinie, trop solitaire pour être vraie.

Je ne peux rien faire sans être en proie à une nausée lancinante, un mal des transports qui n’en finit pas d’enfler. Les écrans, les livres, les sons, les couleurs, tout est de trop. Je ne peux que regarder le paysage, au-delà de la vitre, un mélange de végétation cramée et de panneaux sans intérêt qui se succèdent indéfiniment. Les mêmes mots, des publicités identiques, tout se ressemble. On est à la merci de la route et de sa volonté ; on ira là où elle souhaite nous mener.

Autour de la voiture, l’été prend ses aises, coulant sa paresse empoisonnée sur la carapace métallique. Le grondement des graviers sous les pneus, le moteur qui surchauffe, tout semble grésiller sous son effet, une radio qu’on ne peut pas éteindre, crachant ses airs dissonants sans fin. L’été prend son temps, attend, invite à se laisser tenter par l’assoupissement et la souplesse. Il cogne contre notre volonté, ne laissant derrière lui qu’apathie et nonchalance. Cette saison se transforme vite en un enfer, vide de fraîcheur et de réalité.

On s’arrête à nouveau, cette fois-ci dans une station service, au bord de la route. Cette halte salvatrice vient crever l’immobilité qui nous entourait de son cocon amorphe. Sous l’auvent coloré, des pompes à essence déversent leur précieux contenu à tous ceux qui le souhaitent, moyennant rémunération, bien entendu. Le ronronnement ambiant des machines berce les environs, pourtant si calmes ; il n’y a personne d’autre que nous.

Seule au milieu d’un supposé désert, cette pompe se dresse, fière, comme une anomalie, un lieu qui ne devrait pas exister. On mange nos sandwichs fabriqués la veille sur une table de pique nique encore collante du sucre d’autres touristes, un goût de cellophane imprégnant le pain de mie.

Un magasin vide, avec un caissier encore trop jeune, accueille nos déambulations. Son regard hagard nous suit derrière le comptoir ; il semblerait qu’il soit seul. On voudrait du café, ou alors quelque chose de sucré, de frais ; il n’a que de vagues canettes chaudes à nous proposer. Je ne peux m’empêcher de me demander comment ce gamin fait pour travailler ici, au beau milieu de nulle part. Comment il fait pour venir passer toutes ces journées dans un  lieu de passage, par définition vide de monde et d’humanité. Ce doit être aussi étrange pour lui que pour nous, mais peut-être s’est-il habitué aux frigos vétustes et aux clients fatigués.

On repart, déjà fatigué par la route qui nous attend patiemment. Les panneaux publicitaires exagérés s’effilochent sans fin, narguant la course du soleil ; ils radotent les mêmes informations, pour les mêmes produits. Parfois, des indications pour des sites touristiques, sans importance autre que la possibilité de se faire de l’argent, attirent mon attention, l’espace de quelques instants. Mais on ne peut pas s’arrêter.

Je ne m’imagine plus sortir de l’inconfort de ces sièges, coincé contre la mousse trop molle et trop dure à la fois. La vitre entrouverte laisse glisser un filet d’air pas assez frais pour atténuer la chaleur poisseuse. Impossible de somnoler, de lire, de faire autre chose que de regarder le soleil s’étirer autour de l’axe de la route, le bitume nous tirant vers l’avant, encore et encore.

L’astre rougeoyant finit par s’allonger à l’horizon, et la voiture finit sa course démesurée dans le parking effacé d’un motel un peu miteux. Les ampoules halogènes grésillent dans l’entrée humide, projetant leur lumière crue sur un papier peint gondolé. Une réceptionniste nous tend des clés, récitant un discours bien rôdé ; les chambres sont au rez-de-chaussée, extinction des feux de la cour à minuit, pas de restaurant autre que la petite cafétéria au fond du bâtiment. Le petit-déjeuner est gratuit, mais seulement entre des horaires trop matinaux pour être répétés. Nous sommes ravis de vous accueillir parmi nous cette nuit, mais ne sortez pas trop loin, vous risqueriez de vous égarer. Merci de nous avoir choisi pour votre séjour, n’oubliez pas vos clés, bonne soirée.

On s’étire comme on peut dans cette réception détrempée, les articulations ankylosées par une journée complète de voyage. Les étoiles scintillent déjà comme autant de perles sur la toile violacée de la nuit. Pour un peu, on se croirait les seuls sur terre, face à cette immensité précieuse. Les moustiques se bousculent à côté des lampadaires fatigués dans un tango endiablé avec les papillons de nuit. Il est si tôt, si tard à la fois ; on ne sait plus où donner de la tête.

Une limonade fraîche, bienvenue, accompagne un dîner simple et trop gras au bord de la piscine étroite. On se faufile ensuite dans les chambres sans goût. On a installé des lits de camp dans le peu d’espace disponible ; c’était moins cher, et on peut tous rester dans la même pièce. Les matelas grincent, les ressorts piquent, rien ne va ; on glisse pourtant vers un sommeil collant, sur fond des vagues de la climatisation fatiguée.

L’aube revient trop vite, inlassable, et il est l’heure de repartir. Les paysages défilent à nouveau après un petit déjeuner pris à la va-vite, et les mêmes sandwichs que la veille se prélassent au fond de nos sacs. Le même paysage désertique, comme un regard figé, se faufile à travers la vitre poussiéreuse.

On n’a pas vraiment dormi de la nuit, entre les oreillers plats et les couvertures qui grattent. Le café de l’hôtel avait tout d’un jus de chaussette, brûlant le palais et la langue au passage. Mais au moins, on roule.

On ne reconnaît plus rien, et pourtant tout semble familier. Les arbres, les panneaux, l’immensité du désert, on a vu cette même image des dizaines, des centaines de fois, même si les détails changent.

On roule, toujours vers l’avant. On passe la nuit à l’hôtel, on s’arrête sur le bas-côté pour manger des sandwichs emballés dans du papier, du plastique, du pain de mie, quelque chose. On ne sait plus depuis combien de temps on s’agite, vraiment, et l’horizon semble toujours aussi lointain. Le paysage se fige, une toile infinie et familière, parfois irréelle, parfois douloureuse de langueur. Quand est-ce qu’on arrive ?



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