ROUGE
Un souffle, un soubresaut, un sourire. Ton cœur part dans tous les sens quand ce quelqu’un que tu regardais en coin t’adresse un regard, un compliment, un rire. Tu rougis rien qu’à son nom, la bouche entrouverte d’incrédulité ; comment ça peut être aussi fort, aussi facile, d’aimer un.e autre, tout d’un coup ? Tu sais que rien ne sera plus jamais pareil ; apparemment, c’est pas normal, c’est différent, une exception, une minorité. Tu tombes quand même, éperdu, fondu, une flaque de guimauve rosée au sol.
Tout a un goût différent à la lueur de cette lumière rosâtre et audacieuse. Un regard méconnu mais charmeur t’attend dans le miroir, une coupe de cheveux te remplit de papillons ; tu veux enfin être toi, et seulement toi, avec qui tu veux, comme tu veux. Tu ne savais même pas qui tu étais jusqu’à ce qu’on te regarde comme ça, des yeux comme une flèche percée en plein centre de ton être. Et tu t’en enivres, encore et encore, de ces parfums capiteux et de ces nuits blanches passées à glousser parmi les rougeurs d’un coucher de soleil. Des baisers volés peuplent tes rêves les plus doux, et tes pommettes brûlent d’en connaître plus.
L’espace d’un instant suspendu entre l’éphémère et l’éternité, tout se pare de rouge vif, un brasier qui n’en finit pas, dévorant tout sur son passage. C’est chaud, trop chaud, mais tu ne t’en lasses pas. Tout est repeint de nuances que tu ne soupçonnais même pas : parfois, c’est le rose pâle des joues flattées, le fuchsia des cœurs serrés, le vermillon des mains qui s’effleurent, le bonbon des rêves d’un autre corps, d’un autre soi. On est amoureux, et c’est pas comme prévu du tout, mais pour rien au monde tu ferais autrement.
ORANGE
Mais le rouge se dilue vite, et ça tourne mal. Il se mêle de jaune peureux, se muant en orange jaloux, honteux, coupable de tous les maux. Les couchers de soleil se peuplent de quolibets haineux, de moqueries cyniques ou queerphobes, d’orbites dilatés par la colère et de postillons pleins de bile ignorante. Tu te regardes dans la glace et tu détestes ce que tu vois. Ton reflet se métamorphose en monstre, en horreur métaphysique que tu n’oses même plus dévisager. Tu voudrais te faire du mal, t’extirper de cet être qui t’est devenu si vil, si damné, si méritant du mal que l’on te fait. Tu te dégoûtes.
Tu fuis ton malaise, mais il te colle à la peau avec ses crochets et son venin paralysant, comme un filtre sale qui t’empêche de voir comme il faut. Il n’y a plus d’amour rougeoyant, plus de corps rosés, plus de flamme te réchauffant de l’intérieur. Non. Quelque chose cloche en toi, disent les voix qui te crachent leur acide roussi dessus en une pluie sombre, et tu devrais en mourir, ou bien te cacher à jamais. Tu es l’hérétique, la racine de tous les maux, une honte, une souillure, parce que tu n’aimes pas comme il faudrait. Tu voudrais disparaître de la surface de la planète, ne plus jamais revenir. Les attaques deviennent de plus en plus fortes, rentrent dans ta tête, prennent le contrôle, une pluie de briques qui s’abattent sur tes épaules frêles. Tu sombres, un peu, beaucoup, jusqu’à la folie.
JAUNE
Les mots écrasants touchent et tranchent ton corps, pénètrent ta chair comme du gravier sous ta peau, impossibles à ignorer. Des insultes qui te déchirent comme des clous rouillés contre du papier, jauni et terni par le temps. Tout paraît sépia, autour de toi, prenant une teinte dorée sale, amère, vide. Solitaire, ou presque.
Les menaces ont fait leur effet ; elles laissent derrière elles une coquille creuse, un animal meurtri, méfiant, mutilé. Tu flippes d’être seul, de vivre seul, de mourir seul. Tu n’as que ce mot à la bouche ; autour de toi, un désert jaune de terreur. Tu ne te rends pas encore compte, mais les autres te filent aussi les jetons. Tu ne crois pas vraiment en cet enfer auquel ils te condamnent, mais peut-être que tu y es déjà, après tout.
Tu analyses chaque rencontre, chaque grimace, geste, ton, pour être sûr d’être en sécurité, à l’abri de la haine, de la violence ; tu passes plus de temps à te censurer qu’à parler, étudiant chaque mot que tu prononces pour éviter qu’il soit “mal” interprété. Tu deviens parano, anxieux à outrance, tu t’attends au pire à chaque coin de rue. La crainte s’infiltre entre tes articulations comme une bile acide et irrésistible ; tu te réveilles avec la mâchoire engourdie d’avoir trop serré les dents durant la nuit. Tu dresses des murs de plus en plus hauts, de plus en plus denses, pour garder le monde extérieur à une distance prudente. Tes dents se jaunissent du café des insomnies, le fond de ton œil garde la trace du passé des jours heureux. Tu as peur de mourir, cogné contre le pavé ou malade d’une épidémie qui te tatoue comme un stigmate lancinant. Tu ne peux même plus prononcer le nom de ces tabous sans frissonner. Tu t’effiloches jusqu’à vouloir t’effacer, des bribes de toi hantant ton corps sans but.
VERT
Au fond de toi, tu es vert de rage. La colère bouillonne, prête à déborder, faisant vibrer tes os, manquant de cracher ses relents âcres et émeraudes sur le premier venu. Tu passes ton temps à te justifier, exaspéré, tu fais fuir tout le monde autour de toi. Pourquoi tu as toujours de bonnes excuses ? Pourquoi, pourquoi, pour quoi ? Tu enrages, tu grognes dans ton coin, et tu voudrais hurler ta fureur sur le monde entier. Tu ne t’aimes pas, ou plus. Tu voudrais voir brûler leurs lois, leur foi, leur haine. Tu n’en peux plus, ça déborde, les poings serrés et les paumes en sang.
Alors, tu lis, tu bois, tu cries, tu tapes du pied et tu hurles à la lune mais ça va pas mieux, on dirait même que ça ne fait que s’empirer. On te cogne, tu esquives d’abord ; petit à petit, tu rends les coups avec d’autant plus de hargne. Tes phalanges se couvrent de plaies à peine refermées, tes genoux se tachent de kaki jaunâtre d’avoir été boxés de partout, tes dents se déchaussent en-deçà de ton nez défoncé. Un filet de sang poisseux coule de tes lèvres fendues, et tes pupilles scintillent à travers le beurre noir de pois de tes cernes. Tu ne voulais pas de cette violence-là, mais elle t’a accueilli à bras ouverts quand on t’a jeté dedans. Tu craches du vert, du verre parfois, les mains gourdes. Ton corps se couvre de traces fraiches, de meurtrissures piquetées d’olive et de jaune, et tu avances, un rictus forcé, fou, qui écarte ta bouche tordue.
BLEU
Les traces finissent toutes par devenir des bleus, inertes, sourds. Une douleur qui pilonne par derrière le crâne, qui paralyse. Tu ne voudrais plus bouger, fondre au milieu de ton lit, que plus personne vienne te déranger, qu’on te laisse tranquille. L’envie de disparaître devient irrépressible, et ton reflet ne renvoie plus que des cernes sans vie.
Plus rien n’a de goût, que ce soit l’encre vive du ciel ou le sapphire de ses yeux. Dorénavant les jours sont tous les mêmes ; petit à petit, cette condamnation devient une évidence.
Tout est bleu. Ton cœur, ton sang, ta vie. Le monde devient terne, comme si on l’avait vidé de sa substance. Tu t’en veux presque, mais le coton qui pousse dans ton cerveau t’empêche de ressentir quoi que ce soit. Tu traines ton corps comme un boulet, c’est tout ce que tu penses mériter.
Bleu. Pluie. Bleu. Yeux. Bleu. Gris. Abîme. Rien.
Bleu.
Rien que du bleu, sans vagues, une mer d’huile qui s’étend à perte de vue. Pourtant, elle te noie, cette vaste étendue, elle remplit tes poumons et t’empêche d’avancer. Tu te retrouves coincé en elle, incapable de bouger dans ce corps élastique, presque gélatineux, d’où ne coule plus rien.
C’est si long, une vie, et pourtant la tienne est déjà finie. Enfin, c’est ce que tu aurais voulu, peut-être, au beau milieu de ces nuits sans fin, au silence fracassant. A la lueur crue et fantomatique du néon blafard de la salle de bains, tu vois une larme perler sur l’aile de ton nez. Tu aurais voulu ne jamais naître, ou être autrement, quelqu’un qui ne sort pas de la case, de l’habituel, du normatif.
Tu fermes les yeux, les rouvres, les refermes. Il n’y a plus rien d’autre que ce bleu si noir de tristesse, cet océan qui t’engouffre les pores de la peau jusqu’à ce que tu n’existes plus.
VIOLET
Et puis des mains, des bras t’enserrent, te tirent à la surface et crèvent la bulle de honte qui t’emprisonne. Tu sais pas trop comment elles sont apparues ; elles te réveillent, et t’en as marre. Ou plutôt, elles ouvrent tes portes, enfin, et tu te laisses être vulnérable. Elle va te ronger, pendant longtemps, cette mer si envahissante, mais l’acide du vide est moins difficile à supporter quand tu es entouré de visages familiers. On te fait comprendre que ton existence n’est pas une souffrance continue mais une célébration, que tu te dois d’être heureux, de prendre soin de toi, de t’aimer, comme un doigt d’honneur à toutes ces injures que l’on te fait. Ce n’est pas parce qu’on t’a dit que tu devais te repentir que tu dois vivre une vie recluse, loin de tout, et surtout loin de toi.
Le bleu devient vite pourpre, mélangé avec un peu d’amour et d’estime de soi. Et ce violet est un badge que tu arbores avec hardiesse, plus ou moins discrètement, sur le col de ta veste, tes paupières, un tote bag, un fond d’écran. Ça continue, cette solitude, cet enfer, mais maintenant tu te bats. On se bat. Tu te défends, par et pour ton nom, tu ne laisseras personne te dégoûter de ton amour, de ton identité, de ton orientation. Tu es fier, et tu comptes bien le rester.
Tu as trouvé des gens autour de toi, une communauté qui t’attendait plus ou moins. Tu retrouves la saveur acidulée de la vie, cachée sous des couches de contusions encore sensibles, et tu vas la garder avec férocité. Ce n’est qu’un aspect de toi, ce désir d’être toi, mais personne ne pourra te l’enlever. Tu avances, le dos droit et le menton haut, une dignité renouvelée t’enveloppant comme une armure, recomposée de fils d’or et d’argent. Tu l’agites comme un drapeau, cette fierté, le goût des autres te teintant les lèvres.
Tu te retrouves, entier ou presque, dans la lumière et une pluie de paillettes bigarrées, un éblouissement souriant quand tu fermes les yeux. Un éclat de rire iridescent, et le brasier reprend au fond de toi, plus incandescent que jamais.

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