Il y avait un monsieur sur le toit.
Depuis sa plus tendre enfance, Judith Larousse en était sûre. Elle l’entendait, de nuit comme de jour, faire des aller-retours, sans fin. Elle ne savait pas ce qu’il faisait, mais il était toujours là, avec son pas lent et claudiquant.
Quand elle était toute petite, Judith avait pensé que c’était normal, que tout le monde était au courant. Elle le mentionnait parfois à ses parents, Edgar et Thérèse Larousse, un couple de notaires bien installés dans leur petite ville de province. Ils la regardaient toujours avec de grands yeux étonnés, impressionnés par l’imagination débordante de la petite fille ; ces jeux d’enfants ne les intriguaient guère, et puis, il fallait bien que jeunesse se fasse.
Si Thérèse et Edgar en avaient été amusés au début, ils avaient vite fini par s’en lasser. Leur fille débordait d’idées folles et de créativité, mais cet ami imaginaire qui vivait sur les hauteurs de leur maison l’empêchait de dormir la nuit et la tenait éveillée, agitée, tous les soirs. L’insistance avec laquelle l’enfant mentionnait ce “monsieur sur le toit”, comme elle le disait, était devenue étrange, au fil des années. Ses questions pressantes, ses envies de rencontrer cet énergumène qui apparaissait n’importe quand, au gré du jour ou de la nuit, étaient trop farfelues ; elles avaient fini par devenir une lubie, si bien qu’elles obsédaient la jeune fille, parfois incapable de parler d’autre chose.
Une fois, son père l’avait emmené sur le toit de leur maison, lassé d’entendre pour une énième fois “le monsieur sur le toit est revenu cette nuit”, des veines de colère manquant d’exploser dans son cou. Il avait pris Judith par le bras, furieux, et l’avait traînée tout en haut, sur les tuiles glissantes, alors que le soleil embrasait l’horizon. La fillette, entre deux sanglots, n’avait rien trouvé de mieux à dire que “tu lui as fait peur, Papa”. Elle fut interdite de mentionner ce vagabond des hauteurs à nouveau. Et Judith n’était pas de nature à désobéir à ses parents.
Elle n’en parla plus pendant un moment, de cet étrange phénomène. Il semblait même à son entourage qu’elle avait fini par oublier cette histoire de monsieur sur le toit. Judith elle-même se disait que ce n’avait été qu’une lubie d’enfant en quête de compagnie ou d’attention.
Mais, le soir de son entrée en seconde, au lycée Paul Valéry (l’un des meilleurs de la région, selon les Larousse), elle entendit de nouveau ces cognements sourds contre son plafond, manquant de hurler ; le monsieur sur le toit était revenu.
Ses parents ne la crurent pas, lui sommant de grandir, ou du moins de se taire. Ce n’était pas possible qu’à son âge, elle ait encore des jeux aussi enfantins ; ils en avaient marre. L’adolescente hurlait toute la nuit, souvent, incapable de stopper les pas sourds qui résonnaient sur le plafond, sous la voûte de son crâne. Ils l’emmenèrent chez de nombreux spécialistes, des psychologues, des ORL divers, en vain ; tous ses bilans revenaient vides de tout problème.
Judith, elle, ne dormait plus. Elle était persuadée d’entendre un étranger danser sur le zinc de la toiture. Elle en devenait folle, elle le sentait. Autour d’elle, les gens prenaient leurs distances en voyant ses cernes trop sombres et ses traits trop creusés, tirant sur son visage avec l’énergie du désespoir. L’adolescente se sentait de plus en plus seule ; celles et ceux qui avaient tenté de l’aider, prenaient leurs distances à leur tour. Sans amis, sans loisirs, elle se renfermait sur elle-même, n’ayant pour compagnie que cette routine lancinante des pas, sur le toit, d’un inconnu qui semblait se moquer d’elle. Exténuée, elle n’en pouvait plus, ruinée par la fatigue.
Ses crises se faisaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus fortes. Judith ne dormait plus, coincée dans un cycle d’angoisse constante, redoutant d’entendre ces bruits de pas insistants. Elle se promenait continuellement avec des boules Quiès dans les oreilles. Elle passait de la musique beaucoup trop forte dans ses écouteurs pour noyer le monde extérieur. Ses parents la regardaient sombrer dans une noirceur infinie, impuissants. Thérèse et Edgar avaient tout essayé, ou du moins c’est ce qu’ils pensaient. La famille Larousse finit même par déménager, cette fois dans un appartement, plus petit mais au rez-de-chaussée, loin des combles et du zinc du dernier étage. Mais rien n’y faisait ; Judith était encore la victime de cette invasion auditive.
La seule chose qui fonctionnait à peu près, qui calmait les nerfs de l’adolescente et lui permettait de se reposer, était de faire le mur. Elle dormait alors sous la voûte enchantée du ciel, à la belle étoile ; c’était bien là les seuls instants où elle se sentait en paix, tranquille, loin de tout. Elle se délectait d’un silence enfin parfait, d’un calme délicieux qui lui amenait la quiétude dont elle manquait tant, seule sous l’infini céleste, de bien meilleure compagnie que sa famille ou que ces quolibets qu’elle faisait mine de ne pas entendre.
Cela finit par s’atténuer, avec le temps. Comme toutes les crises d’adolescence, se disaient Edgar et Thérèse Larousse. Judith réussit à obtenir son baccalauréat de justesse, elle fut même acceptée dans une bonne école, mais elle décida de quitter sa famille pour voyager, voir le monde, avant de commencer ses études. Les jours se firent mois et s’écoulèrent comme des grains de sable contre les parois lisses d’un sablier ; petit à petit, elle n’entendait plus rien, quand la nuit venait la surprendre.
La jeune fille, maintenant adulte, rencontrait des gens par monts et par vaux, des petites histoires, et des grandes aussi. Elle se laissait porter par des conversations sans fin et des nuits blanches choisies, cette fois. On ne la prenait plus pour une folle, une hystérique qui avait sapé la vie de ses parents, et la sienne, tout ça pour des chimères d’enfant.
Un jour, entre deux services dans le petit café où elle travaillait, Judith choisit d’entreprendre des études ; elle voulait enfin faire quelque chose de sa vie. Elle commença à fréquenter les bancs d’une fac de droit, perdue au milieu de nulle part, entre deux cours du soir. Là-bas, personne ne parlait de gens sur les toits, ou de bruits récurrents ; peut-être bien que ses parents avaient eu raison, après tout, qu’il n’y avait rien dont on devait se formaliser. Et puis, elle rentrait trop épuisée pour pouvoir réfléchir, le soir ; entre ses leçons intenses et son job crevant, ça lui laissait peu de temps pour réfléchir.
Elle rencontra quelqu’un de bien, enfin, quelqu’un qu’elle aimait, pour de vrai. C’est comme ça que Judith parlait d’elle : “quelqu’un de bien”.Judith avait rencontré Emma après une journée beaucoup trop longue et difficile, et avait été scotchée. Emma travaillait dans une petite épicerie, en attendant de trouver quelque chose de plus permanent ; elle avait payé les courses de Judith un soir, alors que cette dernière n’arrivait plus à boucler ses fins de mois. Elles ne s’étaient plus quittées depuis.
Elles voulaient fonder une famille, avoir une petite maison dans leur propre petit coin de paradis, un nid caché, loin de tout. Judith, fraîchement diplômée, accepta une place dans une grosse boîte, pour économiser le plus possible ; ça payait bien, mais elle n’avait plus le temps de rien. Ses nuits devenaient de plus en plus courtes, de plus en plus lourdes. Elle ne se souvenait de rien quand elle se réveillait, du moins quand elle arrivait à dormir. L’insomnie la guettait, toujours en suspens. Le stress la maintenant toujours dans un état semi-éveillé ; elle avait peur, mais elle ne savait pas exactement de quoi.
Emma ne la reconnaissait plus ; Judith redevenait creusée par le manque de sommeil, irritable et brutale dans ses mots. On ne pouvait plus avoir une conversation tranquille avec elle. Ses collègues l’évitaient de plus en plus, se mettant parfois à rire d’elle dans son dos. Elle n’en pouvait plus, lassée par le stress et la fatigue qui s’accumulaient en elle et éloignaient tous ceux qu’elle aimait. Emma manqua de partir, un triste soir d’hiver, ses valises parquées contre le carrelage de l’entrée.
Alors Judith quitta son boulot, son beau-job-qui-payait-bien-dans-une-grosse-boîte. Elle se remit à dormir, beaucoup, un peu trop parfois. Bien sûr, les fins de mois étaient un peu plus difficiles à boucler, mais Emma pouvait assurer le coup de son côté ; elle avait enfin trouvé une place qui lui plaisait. Avec leurs économies et un peu d’aide, elles réussirent à s’installer, enfin, loin de tout. Et elles furent heureuses, toutes les deux, entourées d’amis et de rires aux éclats sans lendemain.
Les années s’écoulèrent, peuplées de naissances et de mariages ; Emma eut un garçon, Paul, dont les gloussements peuplaient maintenant leur vie. Au coeur de la nuit, entre le ronronnement de leur chat à ses pieds et la respiration profonde d’Emma à ses côtés, Judith se sentait en paix, enfin. Même si une part d’elle était toujours en alerte, elle n’aurait pas su dire pourquoi.
Et, pendant longtemps, Judith était heureuse.
Du moins, jusqu’au jour où ça n’allait plus.
Au beau milieu de la nuit, ça débuta par un craquement des plus anodins. Un bruissement des lattes du parquet, une poussière qui effleurait le plafond.
Judith s’éveilla en sursaut, le souffle court, essayant de dilater ses pupilles le plus possible dans le noir.
Il était revenu, elle en était sûre.
Peu à peu, des pas, lourds, pesants, firent frémir le fond de sa pensée. Leurs échos raclaient contre l’arrière de son cerveau, provoquant nausées et frayeurs, le coeur palpitant au bord de ses lèvres. Mais cette fois-ci, Judith ne se laisserait pas faire.
Elle l’avait immédiatement reconnu, son monsieur sur le toit. Il en avait mis, du temps, à se montrer. Judith était sortie du lit aussitôt, glissant sans un bruit dans les couloirs noyés par la pénombre. A tâtons, elle trouva un couteau, une lame, quelque chose pour se défendre, enfin, contre celui qui avait bousillé sa jeune vie, et hantait encore ses rêves les plus sombres.
Elle n’agissait que par automatismes, ou tout comme ; sans savoir vraiment pourquoi ni comment, elle était sortie dans le clair de lune, jetant un oeil sur leur toiture. Dans la lueur pâle, elle était persuadée d’avoir pu distinguer une ombre sur sa petite chaumière, mais elle ne le laisserait pas menacer sa famille, pas cette fois-ci.
Alors, Judith monta sur le toit.
Mais il n’y avait personne sur les tuiles glissantes, encore reluisantes de la pluie de la journée. Personne aux alentours non plus. Rien que le vide, encore, toujours. Celui contre lequel elle se heurtait depuis sa plus tendre enfance.
Un mouvement attira le regard de Judith, et elle frappa, sans hésiter. Son coup trancha dans quelque chose de mou, et elle gargouilla, un brin de triomphe dans la voix. Elle le tenait enfin.
Elle répéta ses coups. Une fois, deux fois, dix fois. Elle ne comptait plus. Toute sa colère, sa haine, sa tristesse se déversaient contre cet être inconnu, cet homme qui avait parcouru tous les toits sous lesquels elle avait eu l’audace de se reposer. Elle tranchait l’espace avec force, de moins en moins précise ; bientôt, elle s’effondra, rompue. Elle avait enfin terrassé ce démon qui l’avait tant tourmentée.
Tiens.
C’est étrange.
Elle ne pensait pas qu’il serait aussi petit, cet homme sur le toit.
Ou qu’il y aurait deux corps à ses pieds, quand elle se relèverait.
Deux cadavres trop familiers. Lacérés. Déchirés. Inertes dans des lacs de leur propre sang.
On ne sait pas ce qui est arrivé à Judith Larousse, après cet episode. Elle s’est éclipsée, vraisemblablement, ne laissant aucune trace derrière elle, comme si elle s’était évanouie dans la nuit. On retrouva Emma et Paul déchiquetés sur le toit, abattus par une sauvagerie sans nom. Certaines théories évoquaient un épisode psychotique, d’autres une crise passagère et incompréhensible, une querelle de couple, des réponses convenables mais qui ne sonnaient jamais tout à fait justes. Tout le monde pensait qu’ils vivaient pourtant une vie parfaite, sans embarras, dans leur petite maisonnette entourée de rosiers et de fleurs sauvages, pittoresque au possible. On s’était mis d’accord : c’était navrant.
Dans des recoins cachés de théories complotistes, voire mythologiques, entre deux pages de rapports de police ou de paragraphes médicaux, on mentionne pourtant la possibilité, invraisemblable, d’une menace extérieure. Certains estiment avoir vu une silhouette la suivre, depuis toute petite, partout où elle allait, jamais loin. Bien sûr, ce n’étaient que des hypothèses faramineuses, des sottises, des craintes non fondées, des bruits de pas se mélangeant aux gouttes de pluie sur un toit.

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