J’ai reçu le rappel la veille, et je l’avais noté à l’encre rouge dans mon calendrier : le temps de la seconde piqûre est venu. Rien ne me surprend quand je pénètre dans le bâtiment ; c’est la seconde fois que je me trouve dans ce vieux gymnase décrépi, et les gradins sont toujours aussi vides de supporters en folie. Ce n’est finalement qu’une grosse salle de sport, aménagée pour accueillir les infrastructures sanitaires provisoires. On voit encore les lignes des terrains de handball sur le parquet grinçant, les buts dans les coins, les paniers de basket relevés et le tableau qui trône au beau milieu des murs qui s’effritent. C’est calme, peut-être un peu trop à mon goût ; on n’entend que des rumeurs humaines et le cliquetis des ordinateurs.
Je m’avance. Devant moi, il n’y a personne, et c’est tant mieux ; je n’ai pas envie de passer plus de temps ici que nécessaire. Je remplis le formulaire qu’on me tend après avoir désinfecté mes mains. Rien de bien nouveau. On vérifie quand même mes informations avant de me laisser passer à l’étape suivante. Un regard lancé en ma direction, un silence, un raclement de gorge ; est-ce que j’ai bien renseigné toutes les cases ? Un doute, sourd et nébuleux, plane au-dessus de ma tête, menaçant de prendre le dessus l’espace d’un instant. Peut-être qu’il manque quelque chose, ou que j’ai mal recopié mon numéro de sécurité sociale. A vrai dire, ils font bien de contrôler ; je ne me fais pas plus confiance qu’eux, j’aurais très bien pu me tromper. Je retiens mon souffle, une seconde, deux secondes. D’un geste, on m’indique que je peux continuer ; j’étouffe un soupir soulagé. Je m’angoisse pour un rien, décidément.
Je n’ai pas besoin d’attendre qu’une place se libère que l’un des médecins m’invite à m’asseoir à sa table. La consultation est courte et gratuite, avec des praticiens plus ou moins exaspérés, ce qui est le cas de celui qui m’accueille. Sa mine de plus en plus lasse luit à la lumière jaunâtre des néons. Il a l’air profondément ennuyé, assis devant moi ; ça ne doit pas être la partie la plus intéressante de son métier. Il me pose des questions, j’y réponds avec autant de clarté que je peux. Je ne lui parle pas de ce poids inquiet que j’ai, au fond de l’estomac, ni de ce tressaillement nerveux de ma jambe gauche. Le bourdonnement de sa voix grave et monotone me parle, mais je ne comprends qu’un mot sur deux ; il n’articule que très peu, grommelant sa litanie presque psalmodiée. Je hoche la tête en rythme quand il attend une réponse, et j’essaie de ne pas fixer la mèche rebelle qui lui fait comme une crête sur le haut de la tête, aussi fière qu’un coq. Il me laisse bientôt partir, m’indiquant la marche à suivre en soupirant. Je sais où aller ; de toute façon, il n’y a pas vraiment d’autre alternative que de suivre les flèches peintes au sol.
Je me glisse dans la petite tente en bâches blanches qu’on m’indique sans attendre, la numéro 2 ; on va me piquer. Une dame aimable, au ton sympathique et apaisant, m’accueille et me demande de m’asseoir ; je m’execute. Ses gestes sont rassurants et fermes ; ses mains savent très bien ce qu’elles font quand elles déballent les compresses et la seringue. On échange quelques plaisanteries, et je souris derrière mon masque, en essayant de lui transmettre toute la chaleur que je peux. Le trac me tient par la gorge. Je n’ai pas peur des aiguilles, ni du vaccin, mais il y a toujours une certaine appréhension lorsque je la vois déballée, cette seringue. Le temps d’une seconde, je vois la piqûre, nue, comme un dard bienveillant. Je me rassure en me disant que je ne suis pas quelqu’un de douillet, que de toute façon ça ne durera pas longtemps.
L’eclair de l’épine brille contre ma peau.
Je serre les dents et inspire d’un coup sec.
Je respire, lentement, doucement.
Un instant plus tard, on m’a piqué.
Ca en serait presque douloureux. La dame me congédie peu après, ayant fini d’appliquer un petit pansement contre la goutte de sang qui perlait à la surface. On me rappelle encore que c’est possible d’avoir de la fièvre ou des courbatures, qu’il ne faut pas s’inquiéter, mais je crois que je m’en fiche.
Je dépose mon papier et m’assoit sur une vieille chaise en plastique, inconfortable au possible. Je dois attendre un quart d’heure, comme tout le monde, avant de pouvoir regagner le monde extérieur ; je me plante bien sagement sur le plastique bosselé, et je regarde les gens défiler. Ce bal de noms et de prénoms est rôdé au mieux, à la seconde près, que l’on entre ou que l’on sorte. Il n’y a pas de place pour un quelconque couac, tout s’enchaine sans accrocs, sur les ordinateurs haut-de-gamme qui font tache contre les murs fissurés et usés du gymnase. Sur mon téléphone, je fais dérouler les écrans ; j’essaie de me distraire, de ne pas penser aux gros titres qui se dévorent les uns les autres depuis quelques jours. Une culpabilité point le bout de son nez alors que je ferme un énième article mal sourcé ; ça ne me semble pas très prudent d’éviter ce qui se passe, peut-être même irresponsable, mais je ne peux pas m’en empêcher. Le nombre d’informations de mauvais augure que l’on emmagasine en une journée, en une heure, en une phrase parfois, s’est accru sans crier gare, et j’ai de plus en plus de mal à le supporter. Ca s’enchaine beaucoup trop vite ; je veux juste un peu de silence, de tranquillité. La méfiance vis-à-vis de tout, même ce qui paraissait si banal autrefois, a grandi ces dernières années, si bien que l’on ne s’entend même plus réfléchir. Entre pseudo-scientifiques un peu escrocs sur les bords et mépris à tout bout de champ, je ne sais plus où donner de la tête.
Mon pouce lévite au-dessus des icônes colorées qui parsèment ma page d’accueil, mais je m’abstiens et éteins cet écran qui me fait de l’oeil. Je lève la tête ; on appelle des nouveaux, alors je leur invente des vies. Ils viennent parfois de loin, ces gens ; certains font le trajet pour se faciliter la vie, d’autres pour protéger celle du reste du monde. Finalement, ce n’est pas vraiment ça qui importe. Mais j’entends mon nom qui sonne comme un clairon dans mes oreilles ; c’est mon tour, enfin. D’un pas leste, je récupère mes feuilles en remerciant la main qui me les tend et file, aussi rapide que la brise estivale. L’air, dehors, est un peu moins lourd sur mes épaules, pour une fois.

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