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Seeing things from afar since 1996


La Grenade infernale

La jeune fille s’effondra sur les marches de l’église, rompue. Elle avait couru longtemps, après avoir quitté sa demeure plus vite que le vent. Elle avait fugué, pour échapper à l’influence de celle qui lui avait causé tant de peine, d’ennuis et de griefs : sa mère. Sous le parvis, elle était maintenant seule, sanglotant des larmes amères. Toute sa vie durant, rien n’avait été facile, pour elle. Sa génitrice avait toujours tout contrôlé de sa vie, jusqu’au moindre battement de cils, mais là, c’en était trop. Il fallait que la jeune fille s’en aille, une bonne fois pour toute, loin de cette dame qui se proclamait reine à qui voulait bien l’entendre.

L’agitation des vies humaines autour d’elle n’était pas perturbée par ses états d’âmes. Devant l’église, une petite place était occupée par les étals colorés du marché dominical où s’empilaient fromages, légumes et charcuteries diverses. On vendait de tout à n’importe qui, criant, riant, barguignant. La jeune fille regardait ce petit manège, sans y prendre part. Elle aurait voulu un peu de tranquillité, à défaut de pouvoir exploser et de prendre la place qui lui revenait de droit ; elle n’en pouvait plus d’être traitée comme une enfant, un simple pion dans les jeux machiavéliques de sa mère. Elle n’était jamais sortie sans cette dernière ; toute cette vie, cette effervescence autour d’elle la submergeait peu à peu. Confuse et perdue, la jeune fille se laissa porter par cette déconnexion avec le monde qui l’entourait. Elle ne connaissait rien de rien, et tout semblait trop fort, trop grand, trop extrême pour elle qui n’en avait pas l’habitude. Enfin. Elle aurait le loisir d’explorer ce vaste monde de fond en comble bien assez tôt, et d’en comprendre tous les secrets, si elle le souhaitait. Mais ça ne serait possible que si elle arrivait à éviter les griffes de sa mère pour de bon.

« Mademoiselle ? »

Une voix douce et suave résonna avec clarté dans ses oreilles, se détachant du brouhaha du marché. La jeune fille sursauta ; le ton calme, tranchant avec la cacophonie ambiante, l’avait tirée de sa spirale frénétique.

« Mademoiselle ? Excusez-moi, je vous dérange sûrement, vous avez l’air perdue et bouleversée, et… »

Elle dévisageait l’inconnu qui lui avait adressé la parole, incrédule. Devant elle se tenait cet homme, très grand, trop peut-être, au teint pâle et cireux. Ses cheveux noirs de jais étaient tirés en arrière, brillants de Gomina. Un costume sombre le cintrait avec élégance, taillé sur mesure, si bien qu’il épousait le moindre de ses gestes sans efforts. Un gilet aux motifs en arabesques, au-dessus d’une chemise d’un blanc éclatant, laissait entrevoir la chaîne d’une montre à gousset, cachée dans l’une des poches dont on ne devinait qu’à peine l’existence. Un panier d’osier comme on n’en faisait plus pendait à son bras, regorgeant de victuailles. Un chiot pour le moins énergique et espiègle sautillait à ses pieds, se pelotonnant contre la jeune fille.

« Cerbère, arrête ! le sermonna l’étrange homme. Veuillez m’en excuser, il est encore jeune, il n’est pas comme ça d’habitude, et…

— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle en s’efforçant d’adopter un ton enjoué, ça ne me dérange pas, il est adorable, vraiment. »

A ces mots, l’homme lâcha l’animal et fixa la jeune fille d’un regard intense. Il sortit un mouchoir d’une poche et lui tendit. Le carré de soie était brodé de motifs enchanteurs qui ensorcelaient les regards.

« Tenez, c’est pour vous. »

Il marqua un temps de pause. Il semblait réfléchir, silencieux. Il ne laissait rien transparaître et, se tournant vers la jeune fille, lui adressa un sourire aimable et courtois, qui tranchait avec l’austérité de sa silhouette.

« Mais quel malpoli je fais ! Je ne me suis pas présenté. Vous pouvez m’appeler Hadès, déclara-t-il, un brin d’hésitation dans la voix.

— Koré, rebondit la jeune fille, presque trop fort. Je m’appelle Koré. Enchantée. »

Malgré son apparente rigidité, Koré sentait quelque chose de chaleureux chez Hadès. De par sa courtoisie d’un autre temps et son allure hors du commun, il lui inspirait confiance, même si sa raison criait à la prudence et à la méfiance ; après tout, il restait un inconnu, et elle ne connaissait pas ses intentions. Son nom lui disait quelque chose, mais elle ne pouvait s’en rappeler. Alors qu’il était prêt à prendre congé, Koré se décida à l’arrêter, le retenant par le bras.

« Attendez ! insista-t-elle. Je… Vous pourriez peut-être m’aider, enfin, je ne sais pas. Voyez-vous, je… »

C’était de la folie. Les mots ne sortaient pas de sa bouche, coincés entre une timidité dévorante et le ridicule de ce qu’elle voulait dire. Koré allait-elle vraiment placer tous ses espoirs entre les mains de ce parfait inconnu ? Cela paraissait absurde, mais Hadès s’était arrêté, la fixant de son regard intense, dans lequel semblaient danser des flammes. Il l’écoutait avec attention, l’invitant à poursuivre d’un geste de la main, Cerbère jappant entre eux.

« Vous me penserez probablement folle ou que sais-je, reprit-elle d’une voix plus sûre. Mais je ne peux plus rentrer chez moi. Je n’en peux plus de cette vie, vous comprenez ? Depuis ma naissance, je suis interdite de sortir, de voir le monde. Ma mère me promet richesses et pouvoir, son royaume entier, mais m’interdit formellement d’y mettre les pieds. Elle affame tous ceux qui s’opposent à elle, elle brûle leurs récoltes ou… Sa voix n’était plus qu’un souffle étouffé. Ou pire. Je ne veux plus vivre sous sa coupe. Si elle me rattrape, Demeter me, enfin ma mère me le fera payer, et je crains que… »

Koré ne savait plus quoi ajouter. Les années, les décennies de tourments, de coups, d’insultes, lui revenaient par vagues ; elle essayait de les maintenir à l’écart, en vain. La jeune fille savait qu’elle ne pouvait pas demander à cet inconnu de la sauver ; elle voulait se débrouiller seule, mais elle avait besoin d’un appui, de soutien. Tout était si accablant, et elle ne savait rien sur rien, comment pourrait-elle s’en sortir ? Elle leva les yeux vers son interlocuteur insolite ; les traits de ce dernier s’étaient soudain fermés, comme assombris.

« Ainsi, vous êtes la fille de Demeter ? Je… Je ne peux rien pour vous, Koré, j’en suis désolé.

— S’il vous plaît, supplia-t-elle.

— Un jour, c’est tout ce que je peux faire, concéda Hadès. Le gîte, le couvert, et vous repartez aussitôt. Plus longtemps serait malvenu, et votre mère est… Enfin. Je ne voudrais pas la froisser plus que de mesure.

— Emmenez-moi avec vous ! Je n’en peux plus, vous me condamnez en me tournant le dos, je vous en supplie ! »

Ces derniers mots s’étaient échappés de la bouche de la jeune fille. Elle savait que cet inconnu ne lui devait rien, qu’il ne pouvait rien faire, mais elle était au désespoir. Elle aurait tout préféré à ce qui l’attendait, de retour dans la forteresse pétrifiée de gel de Demeter. Elle ne voulait, non, ne pouvait pas y retourner.

Koré leva les yeux vers Hadès, prête à s’excuser et à déguerpir le plus vite possible. La culpabilité et la honte lui brûlaient les joues jusqu’aux oreilles ; elle n’avait pas à lui faire subir tout cela. Avec surprise, elle vit pourtant que le visage de l’étrange individu avait pris une teinte rosée, presque rouge, tranchant avec sa pâleur originale.

« On va… bafouilla Hadès, confus. On va penser que je vous ai enlevée, je ne peux pas… Son ton était hésitant ; il était déstabilisé. Et puis, il fait si sombre, chez moi, reprit-il, vous êtes si solaire, ca ne vous conviendrait pas, non, je ne peux pas… »

La jeune fille le regardait bredouiller. Une pensée effleurait son esprit ; ça  lui revenait enfin. Elle n’avait entendu parler que d’une seule personne avec ce nom si particulier, Hadès : le seigneur des Enfers, des sous-sols, le roi des morts. Un individu taciturne et austère, intimidant et élégant. On disait de lui qu’il était dur, sévère, et que son coeur n’avait pas de fond. Se tenait-il donc là, devant elle, bafouillant sous le coup de la pression ?

« Je veux prendre le contrôle de moi-même, de ma vie, énonça la jeune fille, catégorique. Je n’en peux plus. Si vous ne m’aidez pas, je demanderai à un autre, jusqu’à ce que je trouve quelqu’un qui accepte. »

Pour la première fois, Koré était sûre d’elle. Elle voulait régner, loin de l’ombre de Demeter. Elle sentait le regard lourd de l’homme sur elle, placide et insondable. Cerbère se tenait contre lui ; le chiot paraissait avoir grandi en un clin d’oeil, devenu un molosse tranquille, tout aussi farouche que son maître. Au bout d’un instant interminable, ce dernier soupira enfin.

« Très bien. Vous m’avez l’air prête à tout. Puisque c’est ainsi, j’accepte. »

Koré lui aurait volontiers sauté au cou mais, à en juger de la sévérité dans ses traits, elle s’en abstint. Elle se contenta de gratouiller le haut du crâne de Cerbère,  qui jappait à nouveau son excitation.

« Il y a des précautions à prendre, continua Hadès. Comme vous avez dû le deviner, je ne suis pas n’importe qui. Je suis le roi des Enfers, je règne sur le Tartare. Et en général, on n’y entre par une seule porte, pour ne jamais en ressortir. Mais je ne veux pas votre mort. »

Koré l’écoutait attentivement. En parlant, il tira une grenade de son panier, aussi vive que la chaleur d’un coucher de soleil. De ses mains, il la rompit en deux moitiés, laissant saillir les billes rosées à l’intérieur, parmi la chair blanche et dure. Avec délicatesse, il retira une poignée de ces pépins et les tendit vers la jeune fille.

« Je veux vous laisser votre liberté, mais il faut quand même que vous vous pliiez à certaines règles. En mangeant ces grains, vous pourrez résider dans le Tartare sans aucune crainte pour votre vie, mais vous sacrifierez une partie de votre indépendance. C’est le seul moyen. »

La jeune fille acquiesça avec appréhension, prenant quelques pépins dans sa paume, billes aussi rouges que le sang qui battait à tout rompre contre ses tempes. Après une petite hésitation, elle en porta un à ses lèvres, le faisant croquer avec douceur sous ses dents. L’acide sucré la submergea aussitôt ; elle n’avait jamais rien mangé de pareil. Elle en avala deux, puis trois, puis quatre et, au sixième, la main d’Hadès l’arrêta.

« Ca suffit, dit-il. »

Quelque chose en elle avait commencé prendre le dessus ; tout son corps l’appelait à dévorer le reste du fruit. Une faim nouvelle grondait au fond de son coeur. Elle aurait voulu engloutir le reste de la grenade et renverser le monde entier s’il le fallait. Un regard d’Hadès coupa court à ces prétentions ; la jeune fille devina qu’elle ne devait pas s’emballer, et qu’elle y laisserait la vie si elle insistait de trop.

« Vous avez mangé six pépins, reprit Hadès de son flegme habituel, ce qui vous autorise à séjourner six mois par an en ma demeure. Vous trônerez à mes côtés, comme Reine des Enfers, j’y veillerai. Mais pas plus de six mois par an, je ne pourrais pas vous infliger cela. Le reste du temps, vous pourrez aller où bon vous semble, vous serez libre de vos mouvements. »

Koré lui sourit, incapable de dire quoi que ce soit. Une jubilation explosait en elle, aussi légère qu’une plume. D’immenses horizons s’offraient enfin à elle, apportant tous une myriade de possibilités vertigineuses.

Ils se levèrent ; Hadès guidait la jeune fille, Cerbère trottinant derrière eux, vers un véhicule pour le moins étrange. Elle aurait été incapable de la reconnaître ; une Bentley, peut-être ?

« Une dernière chose, signala Hadès, son ton s’étant fait plus doux. Dès maintenant, on ne vous appellera plus Koré. Pour ne pas éveiller les soupçons de votre mère, voyez-vous ? Il vous faut donc choisir un nouveau nom.

— Persephone, répondit-elle d’un air assuré. »

Elle ne savait pas pourquoi elle avait choisi celui-ci en particulier. Persephone. Il roulait sous sa langue, se lovant dans sa bouche comme s’il y avait toujours habité. Mais surtout, ce nouveau patronyme l’emplissait d’une rage de vivre à toute épreuve dont elle n’avait encore jamais fait l’expérience. Elle renaissait.

« Très bien, Persephone, articula Hades avec lenteur. »

Un sourire étira ses lèvres fines. L’exultation de la jeune femme se traduisait dans chacun de ses gestes ; il aurait été cruel de ne pas y prendre part.

« Merci, Charon, lâcha-t-il enfin au chauffeur en livrée sombre qui tenait la portière. Nous rentrons directement à la maison, nous avons une invitée. »

Persephone s’assit sur la banquette arrière et le moteur de la Bentley se mit à ronronner. Elle imaginait la colère de Demeter et les coups qui en tomberaient, une fois qu’elle remarquerait sa disparition. Mais c’était nécessaire. Il fallait qu’elle vive. Ou plutôt, il fallait que Persephone vive.

La voiture fonçait au travers des couches terrestres à une allure vertigineuse. Après tout, qu’importe si elle se retrouvait aux Enfers ? Pour fleurir, une graine doit être placée dans la terre.



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