Aujourd’hui, je porte des chaussettes arc-en-ciel. Quand j’écris ces petits mots, on est en juin ; c’est le “mois des Fiertés LGBTQ+”, ou, du moins, c’est comme ça qu’il est souvent présenté. Certain.e.s trouvent ca superflu, d’autres diraient que c’est de la propagande, que c’est inadmissible de clamer haut et fort cette audace d’être soi, enfin, des tas de bêtises que je ne veux plus énumérer. Dans mon coin, j’enfile mes socquettes bariolées, aux couleurs du drapeau gay ; toutes ces élucubrations ignorantes et fielleuses ne valent rien. Je n’y pense même plus, mais je sais, au fond, que ca paraitrait très étrange au “moi” de jadis, à ce “toi” qui était si récalcitrant et étranger à tout ça. Il y a de ça quelques années, tu aurais tout fait pour éviter ça ; tu te refusais même à y penser.
Tu me targuerais peut-être d’hypocrite, du haut de ta jeunesse à peine entamée (mais déjà bien catégorique). Toi, tu souffrais de ces silences si lourds de sens, de ces questions que tu n’osais pas poser, des mots quasi indélébiles qu’on te collait à la peau. Tu ne voulais pas entendre que toi aussi, peut-être, tu étais de ces individus qui semblaient à la fois si brillants et si mélancoliques dans leur fierté. Tu ne supportais pas de voir ton coeur balancer devant ces miroirs qui te renvoyait à une image qui n’était pas la tienne, et tu te le reprochais. Tu ne comprenais pas comment on pouvait se sentir si satisfait de cette différence, de ces spécificités qui étaient décriées, agitées, calomniées dans tous les sens. Tu ne te reconnaissais pas. Tu ne voulais rien de ce placard qui était maintenant le tien, tu pensais qu’il y avait erreur, que l’on se trompait sur ton compte. Pendant longtemps, tu n’arrivais pas à envisager autre chose que cette douleur, ce spleen poisseux et inavouable, sans issue, qui te tordait les tripes et te mettais le coeur au bord des lèvres. Tu avais assimilé tant de propos haineux, violents, terrifiants, que tu dirigeais contre toi en les fortifiant avec tes propres insécurités. Cette différence dont tu ne voulais pas te marquait au fer rouge, croyais-tu ; sur tes joues, des sillons de larmes amères peinaient à sécher tant tu t’efforçais de te cacher à toi-même.
C’était cette idée de “fierté”, de “pride” comme disent les anglophones, qui te turlupinait, en fait. Comment pouvait-on être fier de cette “queeritude” ? Tu ne savais rien sur rien, et tu te laissais volontiers emporter par ces discours plein de préjudices. Tu n’avais jamais entendu parler de Stonewall, et des violences que subissait la communauté LGBTQ+ à cette époque. En 1969, après des décennies, des siècles d’abus, de persécutions, d’affronts, d’avilissements en tous genres, dans le bar de Stonewall, à New York, les personnes queers battues et rebattues ont protesté pour lutter contre ce système à coups de pavés, contre les forces de l’ordre qui venaient les arrêter au nom de leur différence ; leur geste de protestation sera considéré par la suite comme l’origine des mouvements militants LGBTQ+. Et tu ne savais rien non plus du SIDA, des tabous qui en découlent encore aujourd’hui et des morts innombrables et innommables. Rien du silence radio des institutions qui n’ont rien fait tant que ca ne touchait que les homosexuels, de la violence aveugle et tue de ce stigmate grandissant. Le deuil de ces générations ostracisées, humiliées, tuées, n’était porté par personne ; c’est en communauté qu’il s’assume, maintenant, parce que c’est comme ça. Les minutes de silence assourdissant pour ces vies bafouées sont les plus sonores, au milieu des chariots du défilé de la Pride. Ces échos vides entre les hauts bâtiments qui résonnent des pas de ceux qui t’ont précédé te bousculent par leur gravité ; tu ne te sentais pas légitime de ces combats, de ces victoires et de ces défaites face à la même haine que tu tenais envers toi.
A tâtons, tu finiras par te laisser aller. Ce n’est pas tant une question de fierté que de dignité, tu sais. Ces communautés que tu vois grandir, ces manifs et ces insultes, tu vas les faire tiennes. Tu deviendras digne, avec un peu de travail, en te construisant petit à petit. Je le sais parce que je suis toi, et toi aussi tu agiteras ta fierté comme un immense drapeau dans le vent. Mais c’est encore loin ; pendant longtemps, tu te sentiras coupable. Tu t’en voudras d’être trop queer, ou de ne pas l’être assez ; aujourd’hui encore, ça laisse des traces ineffaçables dans ton regard, ton souffle, ton identité. Ta bile, ton amertume, ta tristesse se transformeront en ma fierté et, un jour, du coin de l’oeil, tu verras un autre reflet dans ta glace, le mien, plus fort et plus grand qu’avant. Les quolibets ne se font pas moins virulents avec le temps, mais tu n’en tiens plus compte. On ne te prendra pas plus au sérieux pour autant, mais ça te pèsera moins sur le coeur. Tu sais, maintenant, et tu gardes ton cap. Du moins, c’est ce que j’aimerais te dire. C’est pas aussi facile que ça, je ne vais pas te mentir ; ça reste un parcours du combattant, quels que soient les obstacles qui se dressent sur notre route. Le venin des médisants ne se fait pas moins acide, mais on s’y habitue. Avec le temps, c’est devenu pour moi une force, un gouvernail teinté de compassion que je laisse aller de l’avant, même au-devant de préjudices et de mépris aigres qui restent bien présents. Et c’est pour ça que j’ai choisi ces chaussettes, que tu enfileras aussi plus tard, quand tu ressentiras moins le poids du silence que tu te forces à adopter. Cet arc-en-ciel, au bout de nos pieds, bien qu’un peu insignifiant ou excentrique, est moins difficile à porter que tu ne le pensais ; un pied devant l’autre et la tête haute, je t’assure que ça ira.

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