12h.
La stridence de la sonnerie éveille les corps encore engourdis par l’ennui. La cloche retentit au travers du fracas des chaises, des tables et des grondements de la faim. La pause tant espérée est enfin arrivée, et tous les regards sont rivés vers une seule chose, le menu du midi. Se noyer parmi ce bourdonnement est chose facile, mais l’urgence de l’appétit ne fait que croître, de plus en plus pressante, dévorant tout sur son passage. La libération est tombée, signant le départ d’une course contre la montre effrénée. On remballe ses affaires pour s’engouffrer aussitôt dans de petits bistrots qui ne paient pas de mine, des restaurants peu chers ou des devantures à même le trottoir. Les panneaux se succèdent au passage des insatiables en quête de subsistance ; des lettres blanches tracées à la craie éclairent les badauds sur le plat du jour, sur un fond d’ardoise délavée par les intempéries. Une seule constante anime ces corps errants et affamés : la promesse d’une pitance, de préférence quelque chose de bon. Devant une enseigne décolorée, connue seulement de voisins et autres locaux, on fait la queue, on trépigne, sous les néons vifs et les auvents troués. C’est décidé, on mangera sur le pouce, pour se garder le temps de flâner dans des rues étroites, ou pour s’installer dans le coin ombragé d’une place ensoleillée. Des canettes rouges et oranges s’empilent parmi les emballages en plastique et les sacs en papier kraft, vestiges de rires repus. On ne pense pas à la suite, dans une ignorance délicieuse échappant aux griffes acérées du temps.
13h.
Les rires et les conversations vont bon train ; on attend la pièce maîtresse de ce repas déjà interminable. On se serre tous, assis sur des chaises grinçantes et un peu inconfortables, pour apprécier ces repas qui n’arrivent qu’une ou deux fois l’an. Des familles, suspendues dans un entre-deux éphémère, s’installent tour à tour autour du gigot, du rôti ou des pommes de terre. L’heure de l’apéritif est passée, et a laissé un léger goût d’anis sur le bout de la langue. Vins rouges, blancs, gris, rosés, se succèdent dans un cancan endiablé, à s’en donner le tournis ; il y aura toujours de la place pour un digestif, ça n’en finit pas. La même cadence à chaque repas qui s’éternise, le même ballet de mots ivres et de regards en l’air : des petits piaillent et crient en bout de table, et des grands qui se chamaillent tout aussi bien qu’eux. Les moyens s’ennuient ; ils ont toujours d’autres choses, plus élevées et intéressantes, à faire. Pour briller parmi cet enchaînement presque burlesque, la table s’est revêtue de ses plus beaux atours ; on ne peut pas dire de même pour tout le monde. Serait-ce une nouvelle nappe ? Et ces serviettes brodées assorties ! On en oublierait presque la vaisselle pour les “grandes occasions”. On attend le dessert, ou l’entrée, le fromage, on ne sait plus mais on attend. Dans une sarabande infernale, les plats se succèdent, et l’on voit mal comment on pourrait avaler encore ne serait-ce qu’une bouchée. Mais l’horloge s’arrête de tourner lorsqu’on se remplit la panse. Des légumes encore croquants, une vinaigrette fraîche, entre deux bouchées de pain et des bouchées sucrées, tout se mêle dans un terrible cabaret. Sortir de table est devenu presque impossible, au risque de paraître malpoli ; quoi qu’il arrive, il faudra attendre la fin du repas, ou déboutonner son pantalon, pour survivre à ce rythme impitoyable.
14h.
Sur le rebord d’une table déglinguée, une légère vapeur, presque invisible à l’oeil nu, s’échappe d’une porcelaine de mauvaise qualité. On peut enfin respirer, fermer les yeux, compter les secondes qui s’étirent dans l’air encore empli d’espoir des débuts d’après-midi. L’oisiveté comble les articulations des plus hédonistes lorsqu’un soleil ni trop chaud, ni trop frais, vient chatouiller le bout de leur nez. Les tasses de café incandescent refroidissent en un clin d’oeil ; on souffle sur le thé pour ne pas brûler son palais, ses papilles, ses lèvres. Des ricanements inoffensifs sont échangés entre deux mots aériens sur des tabourets bancals. On occupe tous les coins de rue, de terrasses en trottoirs bondés, fréquentés par des crâneurs las en mal d’inspiration et des étudiants aux poches percées. On grignote les miettes de ces biscuits offerts avec une boisson chaude en se laissant bercer par la douceur du chocolat noir qui fond sur la langue, amer et presque aussi fort que le café. On voudrait que ces minutes si légères, cette parenthèse de liberté et de langueur s’étendent jusqu’à la fin de la journée, mais c’est leur finitude qui fait leur charme. Alors, on fait durer le plaisir encore un peu, et on se promène dans les boyaux de la ville. Au tintement de la porte d’une pâtisserie dont les parfums sont plus puissants que le cri de sirènes aguerries, on ne peut s’empêcher de se faufiler pour observer les trésors derrière la vitrine. Les têtes tourbillonnent devant les sucreries, les douceurs, les croissants et les bonbons colorés ; on craque, et on sort le porte-monnaie, se délestant de quelques pièces pour telle et telle gourmandise. Au coin des lèvres colle le sucre de beignets avalés en vitesse contre les fossettes enjouées, une ultime fantaisie avant la reprise de la marche implacable de l’après-midi.

Leave a comment