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Seeing things from afar since 1996


Colline

« Et le vent ? »

La question jaillit de mes lèvres entrouvertes. L’inconnu, surpris, m’observe de ses yeux sombres. Ses mains se sont arrêtées net, serrées autour des sangles de son sac à dos. Son visage dur se découpe contre la grisaille bleutée du ciel. Ses contours, cachés sous sa capuche, semblent avoir été taillés au couteau. Il ne me répondra pas, pourtant cette question me presse. J’ai oublié pourquoi. Sous moi, je sens l’humidité d’une herbe épaisse me mouiller peu à peu le dos, glacée et poisseuse ; elle recouvre la totalité de la colline où nous nous trouvons de ses étendues blafardes et moroses. Je ne reconnais rien, mais ce n’est pas la première fois que je viens ici, je pense. Tout me parait si gris et collant ; les rayons du soleil peinent à percer la couche de nuages gluants, tous plus sombres les uns que les autres. En contrebas, je devine des bâtiments en ruines, sinistres et éventrés. Ils sont entassés parmi les gouttes d’une pluie fine, qui tombe autour de nous et annonce une redoutable averse, tranchant l’horizon de ses aiguilles d’eau fraîche. Des éclats fulgurants s’agitent dans un coin de mon regard, mais je ne peux pas tourner la tête. A mes côtés, l’inconnu ne soutient plus mon regard. Sur ses vêtements sombres, je remarque des insignes que je n’arrive pas à déchiffrer, un logo complexe avec des acronymes illisibles ; cette marque est aussi inscrite sur le haut de sa besace, couverte de boue. Quelque chose en lui m’inspire confiance, mais je ne saurais dire quoi. Des lèvres minces, un teint pâle, aussi gris, aussi triste que les sinistres cumulus qui le surplombent. J’ouvre la bouche, mais je ne sais plus ce que je voulais dire.

« Il souffle toujours. »

La voix de l’inconnu me répond, grave et râpeuse, pleine d’accents lointains. Une nausée entêtante m’empêche de le bombarder de ces questions qui se précipitent derrière mes lèvres. Je ne reconnais rien autour de moi. Des coups de canons me parviennent, sourds, portés par le vent qui siffle entre les carcasses de pierre, au bas de la colline. Le silence, entre ces échos morbides, est de plus en plus lourd ; il me fait suffoquer, s’infiltrant dans tous les recoins de mon corps. De vagues images d’explosions, de coups, de violence, se font une place à l’arrière de mon crâne ; je ne sais plus si je les ai vécues ou imaginées. L’inconnu a desserré les courroies de son sac ; il a le regard plongé vers son contenu, et évite de croiser le mien autant que possible. Est-ce moi, dans ce souvenir lointain, qui hurle contre ces bourrasques ? Je ne sais plus. Mes oreilles bourdonnent, douloureuses. Une sirène, très lointaine, me vrille les tympans ; elle s’est installée sous mon crâne, et ne cesse de claironner. L’inconnu ne semble pas s’en soucier, lui. L’onde de coups de tonnerre, par-delà l’horizon, ne me parvient que par bribes. Je n’entends plus les piaillements d’oiseaux ou les froissements des feuilles sur leur passage ; plus rien de tout cela n’existe, apparemment, rien d’autre que ces sirènes qui s’élèvent comme autant de cris déchirants. Seule la monotonie des battements de mon coeur, dans mes tempes, vient percer le silence, ponctué par le murmure statique de la pluie.

« Arrête de gigoter. »

L’ordre me surprend ; le ton de l’inconnu s’est fait dur et urgent. Ainsi, je ne suis pas invisible. Je frissonne, mais j’ai chaud, une chaleur désagréable, sinueuse, insidieuse. Une rafale polaire nous dévore soudain. Elle apporte des odeurs de rouille et de soufre qui brûlent mes narines. Une fumée âcre incendie mes poumons, à chaque fois que j’inspire, mais je ne la vois pas autour de nous.De longs fumerolles noirs se dessinent à l’horizon, au dessus des cimes. L’herbe mouillée s’est plaquée contre ma peau; je n’arrive pas à l’enlever. Ces relents embrasés sont entêtants ; je pose ma tête, devenue trop lourde à supporter, contre le sol. Une douleur aveuglante me transperce la nuque dès que j’essaie de trop bouger, un éblouissement foudroyant et lancinant. Je manque de tourner de l’oeil. Une vague de peur est sur le point de me noyer, me prenant la gorge, serrant de toutes ses forces. L’idée que je ne suis pas en sécurité ici me submerge ; il faut que je me mettre à l’abri du vent. Il a brisé ma vie et celle de tant d’autres, retournant tout sur son passage, en ennemi invisible de nos prairies. Je me souviens avoir pris les armes pour participer à un soulèvement contre ce vent incessant ; de tornades en tsunamis, il dévaste tout sur son passage. Avec un claquement de la langue frustré, je bloque ; je ne me rappelle plus ce qui s’est passé depuis, pourquoi ? Je ravale des larmes salées, en vain ;les sanglots tracent des rivières brûlantes sur mes joues congelées et boueuses. Sous sa capuche, je sens l’inconnu me dévisager. Il m’est de moins en moins étranger ; je ne sais pas si je dois le reconnaître, ou si j’ai apprivoisé sa présence. Ses mains tremblent en farfouillant dans sa sacoche. Un semblant de détresse habite le fond de ses yeux. Son corps frémit, saccadé et frénétique ; il détourne le regard, par pudeur ou par peur de se faire remarquer.

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Je ne reconnais pas ma voix lorsqu’elle sort de ma bouche. Trop déformée, rauque, brisée. Ce n’est pas moi. Je veux me redresser, en vain. L’inconnu me rassure ; il est juste fatigué. Je n’arrive pas à déchiffrer son ton. Il pâlit quand je mentionne le bas de mon corps. Mes jambes sont engourdies, froides ; je ne les sens presque plus. Mes ongles sont encrassés, pleins de terre, de poudre. Je regarde le ciel de plus en plus foncé ; je donnerais n’importe quoi pour un peu de chaleur. Le contact de draps propres sur ma peau, leur douceur, leur confort, l’odeur de savon qui se mélange à mes rêves, me reviennent. Je voudrais sentir le soleil me réchauffer les paupières, les joues, les orteils. Tout est gourd, froid, humide. Ma peau est devenue un vague souvenir de cuir brut et pelé, rougie par les éléments. Je voudrais sentir la mer, l’eau salée me nettoyer les pores, désincruster cette gadoue. Je voudrais sentir l’air marin chargé d’algues, plonger dans le vent océanique, cligner des yeux face au miroir aquatique. Le craquement du vent dans les branches me ramène à la réalité. Il fut un temps où, au lieu de nous arracher du sol, il supportait nos cerfs-volants.L’inconnu s’agite autour de mes jambes. Je me demande s’il aimerait la mer, lui. Mes doigts sont détrempés sous cette pluie diluvienne, je n’arrive pas à les sécher contre mes vêtements gorgés d’eau sale. La colline et moi ne font qu’un.

« Et le vent ? »

J’ai à peine réussi à souffler ces mots. Il faut que je me concentre, je commence à divaguer. Mes lèvres sont douloureuses et gercées, et m’empêchent de fermer correctement la bouche. Sur ma langue asséchée, un goût de rouille vient se déposer. Je veux demander de l’eau ; un gargouillis guttural sort des tréfonds de ma gorge. Et l’inconnu si familier, là-bas, qui me regarde. Il fait glisser quelques gorgées d’eau entre mes lèvres, mais je ne la sens pas. Il n’y a plus que ce goût de charbon, de sang, sec et suffoquant. Je respire de moins en moins bien. Et ce vent, dans ma tête, qui n’en finit pas de siffler contre mes oreilles. Il siphonne mon souffle. Si seulement j’arrivais à me lever, je pourrais continuer à avancer. Je n’arrive plus à maitriser mes tremblements, mon corps me trahit. Tout est si rigide, je ne peux plus bouger. La nuit est sans doute tombée, ou alors c’est que l’orage a englouti toute la lumière du jour. Ou peut-être que mes yeux se sont clos ; si seulement je pouvais juste me laisser porter par un sommeil infini, au moins jusqu’à la fin de la tempête. Des perles de larmes scintillent dans l’obscurité, glissant sur les joues de l’inconnu. J’aurais voulu les essuyer, mais mes mains sont trop lourdes, je n’ai plus la force de les agiter. Alors, je lui souris ; tout ira bien, il ne faut pas qu’il s’en fasse. Au-dessus de nous, le vent s’offusque une dernière fois. Il gronde et enfle, de plus en plus fort, de plus en plus dangereux. Je le sens nous menacer mais mes paupières se ferment ; je ne peux plus le supporter. Malgré ce vent qui souffle encore et toujours, je glisse, plongeant dans l’oubli.



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