En un frais après-midi d’hiver, je décidai d’aller me promener aux alentours de mon village, comme j’en avais pris l’habitude. Je pris le même chemin que d’ordinaire : monter, descendre, prendre la gauche au tournant et s’engouffrer dans les rues basses et venteuses, me laissant guider par mes pas. J’avais dû me perdre, mais cela me sembla étrange, voire impossible ; je me trouvais devant des bâtiments, pourtant si familiers, que je ne reconnaissais plus. Au creux d’une petite place se dressait une église au clocher haut perché. Ses murs grisâtres se fondaient entre les tilleuls déshabillés : ses cloisons à l’allure friable avaient attiré mon regard sans que je puisse dire pourquoi. L’endroit était désert. L’asphalte humide qui recouvrait le sol faisait résonner mes semelles dures contre toutes les maisons vides qui l’entouraient. Au centre se dressait une modeste statue, qui ne payait pas de mine ; je ne réussis pas à apprécier sa silhouette, tant elle avait été abîmée par le temps et les intempéries. Le soleil commençait à peine à décliner ; des nuages menaçants tachetaient le ciel avec impatience, comme s’ils étaient pressés de déverser leur contenu sur moi. Une bourrasque froide s’engouffra dans les panneaux branlants de la chapelle et me fit sursauter. Cette croix, sur le clocher de l’église, était-elle à l’envers ? La lumière devait me jouer des tours. En avançant doucement vers le centre de la place, je trébuchai sur les pavés inégaux, manquant de tomber. Ce que je vis alors me coupa le souffle : un remarquable manoir se dressait juste en face de moi, se détachant fièrement contre un ciel de plus en plus sinistre.
L’imposante bâtisse, d’allure impressionnante, paraissait déplacée parmi les autres maisonnettes de la place. De hauts murs sombres, recouverts d’un enduit dont la couleur était passée depuis longtemps, se succédaient avec fluidité, bien que je n’arrivai pas à comprendre la forme exacte qu’ils prenaient. Il me fallait voir cette maison dans son ensemble ; je m’avançai d’une démarche quelque peu intimidée. Un portail de fer forgé s’érigeait en gardien écorché de cette demeure, entre deux murets lézardés, faits de pierre nue. L’édifice tout entier semblait sortir d’un autre temps, perdu entre un passé romantique et un présent artificiel. Pas à pas, je m’avançai sous la pluie fine qui s’était mise à tomber, doucement, goutte par goutte ; une tension grandissait en moi, pesant sur mes maigres épaules. Je me sentais ridicule face à la grandeur de l’intimidante bâtisse. La curiosité me rongeait, petit à petit; il me fallait en savoir plus sur les propriétaires de cette maison. Les longues fenêtres ne me donnaient que des bribes de réponses ; elles étaient protégées pour la plupart par d’épais rideaux à l’intérieur du bâtiment. Impulsivement, je poussai le portail en attendant un grincement sinistre ; étrangement, ses gonds restèrent silencieux, et je me faufilai dans la cour d’entrée, pavée de longues pierres lisses et glissantes. La maison était vertigineuse ; en levant la tête, je n’arrivais pas à apercevoir le dessus de son toit sombre, couvert de tuiles d’ardoise qui scintillaient sous la pluie. Je m’approchai sans un bruit ; on ne pouvait rien apercevoir des entrailles de cette bâtisse, même depuis la cour. Ce que je pensais être un hangar se dressait sur ma gauche. Je me demandai ce que cela pouvait bien faire à côté de ce genre de demeure ; les habitants devaient être des excentriques, peut-être. La pluie se fit plus forte ; ayant oublié mon parapluie, je tentai de me réfugier sous un auvent, en vain. Je décidai d’aller frapper à la porte, malgré les scrupules qui me tenaillaient. Je rassurai mes inquiétudes tant bien que mal ; après tout, ce n’était que pour m’abriter le temps de l’averse.
Taillée dans un chêne massif, la porte était recouverte de motifs en arabesques. On aurait pu se perdre dans la contemplation des volutes qui s’entremêlaient sans fin en formes incompréhensibles. D’un geste hésitant, je soulevai le heurtoir à tête de serpent et le laissai retomber ; un bruit sourd résonna dans la cour tout entière, et la porte s’ouvrit d’elle-même, sans que je n’aie pu distinguer quiconque pour la déverrouiller. Mon coeur s’emballait, mais je m’engageai tant bien que mal dans l’ouverture. Des couloirs sombres, éclairés seulement à la chandelle, m’accueillirent ; il devait y avoir eu une coupure de courant, due à la pluie battante. La lueur orangée se perdait sur les murs sombres, parés d’or et de papier peint d’un vert émeraude profond. Sur le parquet sombre, un tapis noir d’obsidienne absorbait le bruit de pas ; il paraissait prêt à happer quiconque le foulait du pied. Les fragiles flammes des bougies dansaient sans faire de fumée, précieux flambeaux contre l’obscurité qui m’engloutissait peu à peu ; tout l’intérieur de la maison semblait respirer, comme animé par une étrange vie. A part moi, cet immense couloir était désert ; ce manoir était vertigineux, beaucoup plus grand que ce que l’on pouvait voir depuis l’extérieur, que ce que j’aurais pu penser. Un grand escalier se dressait devant moi ; je n’arrivais pas à voir où il menait, et la curiosité me dévorait sans ménagement. C’était comme si j’avais traversé le temps pour me retrouver dans un espace éternel. L’écho de la pluie se déversant au-dehors ne me parvenait que par bribes, mais je compris qu’il pleuvait des cordes en entendant la force des gouttes sur les carreaux épars. Je continuais mon exploration à tâtons ; une odeur capiteuse, lourde et douceâtre, s’infiltrait dans mes narines. Il me semblait entendre des rires ; sitôt que je m’approchais, pourtant, ils disparaissaient. La succession de portes ornées et de candélabres précieux me fascinait. Une envie brûlante d’explorer chacun des recoins de cette maison enflait en moi, mais quelque chose de plus puissant grondait dans les tréfonds de mon esprit. La maison paraissait me guider par sa volonté, et je la suivais aveuglément vers la destination qu’elle m’imposait. Assourdissant, mon coeur cognait contre mes tempes au fur et à mesure que je m’avançais. Sans m’en rendre compte, j’avais atteint le bout d’un couloir ; étais-je au premier étage ? au rez-de-chaussée ? Je n’avais plus aucun repère, plus aucun choix. Je ne pouvais que pénétrer dans l’une des pièces, la seule qui s’ouvrit sous ma main.
En entrant, je me rendis compte que j’avais fait irruption dans une salle à manger démesurée ; cachée dans un recoin des corridors successifs, elle semblait curieusement isolée du reste de la demeure. Au bout d’une interminable table d’ébène vernis, j’aperçus enfin deux longues silhouettes qui se détachaient contre une longue fenêtre. L’une d’elle, en uniforme de majordome, se dirigea vers moi, prenant mon manteau encore trempé de mes épaules en silence. D’une voix crissante comme un couteau sur une ardoise, l’autre personne m’invita à m’asseoir à ses côtés de ses mains longues et fines ; j’en déduis qu’elle était la maîtresse de maison, sans pour autant en avoir la confirmation. Elle était sur le point de s’attabler, et me sommait de la rejoindre ; deux couverts avaient été soigneusement disposés devant elle. J’étais perplexe ; ce n’était pas possible qu’elle ait anticipé ma venue. En clignant des yeux, je m’assis à ses côtés ; ils avaient dû entendre la porte d’entrée claquer derriere moi à mon arrivée, cela était normal. Quelques éclairs intempestifs venaient éclairer la pièce, et me permettaient de scruter les occupants de cette maison sans plisser les yeux. Très vite, la maîtresse de maison me fascina. Elle me parlait de tout et de rien, comme si l’on avait été des amis de longue date qui se retrouvaient enfin après des années d’absence. Sa peau diaphane rehaussait ses yeux sombres, presque noirs, écartés au-dessus de ses narines fendues ; lorsqu’elle riait, elle évoquait chez moi l’idée d’un croassement de corbeau. Au bout de ce qui avait paru être une éternité, elle se leva, intimant à son majordome de s’approcher. Celui-ci était si fin qu’il aurait pu tout aussi bien être transparent. Il déplora que je n’eusse pas touché à mon assiette, et je prétextai ne pas avoir faim ; à vrai dire, la couleur verdâtre de ce qui avait été servi ne m’attirait guère. Je n’avais pu deviner ce qui nageait dans le plat de toute manière. Un potage, ou un ragoût, peut-être ; les divers morceaux qui flottaient ça et là ne m’inspiraient pas confiance. Je sentis une grimace d’exaspération mal camouflée s’étirer sur le visage de la maîtresse de maison, et me fis minuscule. Les éclairs, au travers de la fenêtre, étaient de plus en plus nombreux ; ils découpaient des formes squelettiques avec la végétation extérieure. Je ne me souvenais pas avoir vu ces plantes avant d’entrer. Après un silence démesuré, mes hôtes m’invitèrent à rejoindre mes quartiers. Comment ça, mes quartiers ?
Je voulus refuser, tant bien que mal. Après tout, je n’habitais qu’à quelques pas d’ici, je devais rentrer chez moi ; je les remerciai de ce repas en insistant. J’avais déjà bien trop abusé de leur hospitalité. En cherchant mes affaires, je sentis la main glaciale du majordome se poser sur mon épaule et me guider vers les escaliers ; un léger ricanement grinçant s’échappa des lèvres de l’hôtesse lorsque nous quittâmes la pièce. En montant les escaliers, je répétai qu’il me fallait partir : je voulais rentrer chez moi, et le plus vite possible, s’il vous plaît ! Le majordome me rassurait tout en me menant dans un énième couloir dont je ne vis pas le fond. Il poussa une porte et m’introduit dans une nouvelle pièce, en prenant soin de claquer cette même porte derrière moi. J’étais de nouveau seul, et toujours pas dans ma propre maison. En soupirant, j’observais la chambre. La pièce était petite mais chaleureuse ; le papier-peint était recouvert de motifs floraux, et une douce odeur d’encens accaparait mon attention. Seuls un lit à baldaquin et une console, avec un miroir, meublaient l’intérieur ; une fenêtre finissait de briser la monotonie des murs, donnant vue sur un immense jardin. Je ne reconnaissais aucune des plantes ; à vrai dire, la botanique n’avait jamais été mon sujet de prédilection. Mes affaires étaient introuvables, et l’orage avait redoublé d’ardeur ; j’allais devoir passer la nuit ici. En me résignant, j’avais enlevé mes chaussures et me déshabillais petit à petit. On avait déposé une longue chemise de nuit, découpée dans un tissu doux et molletonné, sur un coin du lit. Je l’enfilais à contre-coeur ; la surprise me sonna lorsque je vis qu’elle semblait parfaitement taillée pour moi. Ce ne fut qu’à ce moment que je remarquai les ombres, tapies dans les innombrables recoins de la chambre. Elles semblaient avoir grandi depuis mon arrivée. Je balayais cette pensée d’un revers de la main ; je devais me tromper, c’était impossible. Mais je n’arrivais pas à la chasser entièrement ; par nervosité, je me tentais de me rassurer à voix haute. Dehors, il faisait nuit noire. Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il était, et, comme j’avais oublié de la remonter, ma montre s’était déréglée. Je m’affalais sur le lit ; le confort qu’offrait le matelas m’étonnait. Ni trop moelleux, ni trop dur, il était douillet à souhait. Les draps l’étaient tout autant ; leur chaleur m’enveloppa aussitôt, m’accueillant à bras ouverts. Peut-être pourrais-je m’accommoder de cette situation, finalement. Bientôt, mes paupières, lourdes de fatigue, se fermèrent sur mes yeux. Je me laissais bercer par les sifflements du vent qui cognait contre le carreau avec ardeur. Des voix grinçantes me parvenaient par vagues, entre deux rires métalliques. La maisonnée s’agitait ; des mélopées ensorcelantes se glissaient entre les murs, s’insinuant entre les lames du plancher. Mon esprit divaguait, maintenant, et je n’avais plus aucun contrôle sur lui. Je glissais vers un sommeil bienheureux ; rien n’aurait pu me déranger. Un léger cliquetis, très lointain, ne put me tirer de ma somnolence enchantée. Il semblait si proche ; j’aurais pu jurer que la porte s’ouvrait. Mais je me sentais tellement en sécurité que je n’y fis pas attention. Le sommeil m’emporta enfin, et je sombrai.
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