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Seeing things from afar since 1996


Live and let die

Les figures d’Orphée et d’Eurydice trottent dans ma tête depuis quelque temps, alors que je vaque à mes occupations quotidiennes, entre deux songes éveillés. Elles ne me laissent aucun répit, et m’envahissent de leur force, de leur tendresse implicites. Leurs zones d’ombres m’intriguent, et les différentes interprétations de ce mythe me laissent parfois perplexe. Je suis très loin d’être spécialiste des légendes antiques, mais me plonger dans cette histoire m’apporte une douceur que je ne trouve nulle part ailleurs. Ces deux silhouettes entremêlées par leurs destins inséparables dépassent mon entendement et me fascinent. Pourtant, pendant longtemps, j’ai trouvé cette fable parfois un peu désuète, sans réel intérêt, presque trop datée pour moi. Ce n’est qu’au détour d’une conversation, en entendant dans la bouche d’une autre l’affliction, l’émotion que pouvait causer cette tragédie, que j’ai reconnu ce qui semblait être une évidence. J’avais eu tort, et n’avais pas su apprécier la profondeur de cette fatalité trop grande pour moi. Mais pourquoi ce récit captive-t-il autant ?

Concentrons-nous plutôt sur le mythe en lui-même. Orphée et Eurydice sont des amants déchirés par leur amour et par le drame. Le jour de leur mariage, Eurydice est mordue par un serpent, et succombe peu après ; Orphée se retrouve seul, inconsolable. Ce poète légendaire décide alors de tirer sa dulcinée des griffes de la mort, et entreprend alors d’aller la chercher aux Enfers. De sa lyre captivante, il endort Cerbère, le chien à trois têtes, gardien du Tartare, en le charmant d’une ariette doucereuse. Le monde des Enfers tout entier s’arrête en entendant son chant clair, selon Ovide, dans les Métamorphoses ; Orphée réussit même à tirer une larme au dieu Hadès et à sa femme, Persephone, régnant sur le royaume infernal. Ils lui accordent de retrouver Eurydice, à une seule condition : aucun d’eux ne peut se retourner avant d’avoir entièrement quitté le domaine des morts. Cependant, Orphée, dans un accès de panique, d’enthousiasme ou de bêtise, selon les versions, prend peur et se retourne (par inadvertance ou non), perdant sa bien-aimée pour la seconde fois. Son désespoir le poussera à lui rester fidèle jusqu’à la fin de sa (bien courte) vie. Plus tard, il repousse les avances des Ménades, les prêtresses de Dionysos ; il finira démembré, flottant au large des côtes de l’ile de Lesbos, à la suite de leur jalousie. Orphée et Eurydice apparaissent ainsi comme des amants qui, malgré leurs efforts, ne peuvent échapper au tragique de leurs destinées entrecroisées. Ils se battent contre ce qui leur est imposé de façon inexorable avec toute la force qui leur est disponible. Pourtant, c’est souvent une certaine faiblesse, une sensibilité coupable qui se retrouve présentée chez Orphée. Et cette interprétation m’envahit d’amertume. Comment peut-on qualifier ce chagrin si limpide et si pur de faible, de coupable, de fautif ?

Ce qui rend ce mythe si complexe, si intéressant à mes yeux, sont les différentes versions qui peuvent être évoquées ; leur multiplicité m’intrigue, comme un indice de sa délicatesse tracassante. Pourquoi Orphée se retourne-t-il ? Il a compris les règles imposées par Hadès, il n’est pas stupide. Une première hypothèse souvent mentionnée est celle d’un trop grand enthousiasme de sa part. Une fois sorti, poussé par un bonheur irrésistible, Orphée se tourne vers Eurydice, comme pour lui dire : “C’est fini, on a réussi !”. Le poète, défait, la regarde alors s’évaporer sous ses yeux ; la dryade n’était pas encore en dehors des Enfers. Ou peut-être qu’Orphée se retourne pour aider Eurydice. Peut-être que celle-ci trébuche et, dans sa chute, appelle son amant. Lorsque Orphée se précipite pour l’aider, il est trop tard : elle se dématérialise entre ses doigts, laissant ses joues couvertes de larmes. Mais il est aussi probable que, n’étant que de simples pions sur le damier des dieux olympiens, le couple soit victime d’un jeu pervers d’Hadès. Le monarque infernal aurait très bien pu imiter la voix d’Eurydice, piégeant ainsi Orphée, et scellant par la même occasion leur tragédie. Les destins d’Orphée et Eurydice sont multiples et divergent dans leurs interprétations, mais il ne subsiste qu’une seule constante : aucun ne peut échapper à l’inexorabilité de leur futur, à la machine infernale de la marche du temps, toujours vers l’avant. Eurydice est condamnée depuis le début, et Orphée, malgré ses efforts, ne peut la sauver. Revenir en arrière est impossible, littéralement, et c’est cela qui fait de ce mythe une tragédie. On ne peut pas revivre ce qui a été ailleurs que dans nos souvenirs, bien que l’on s’accroche jusqu’au sang aux rebords de ce qui aurait pu être. Peu de choses sont aussi invariablement impossibles : on ne revient pas vivant du royaume des morts. 

Il devient alors transparent que c’est le désespoir qui traverse ce mythe de part et d’autre. Un désespoir noir, opaque et écoeurant, un leitmotiv que l’on veut couvrir, que l’on cache pour ne pas avoir à le voir, à le ressentir. Alors on targue Orphée de faible, d’ignare, d’audacieux rempli d’hybris, trop petit pour atteindre les dieux. On l’attaque, on se rit de lui, car on ne veut pas avoir à subir cette tragédie. De façon parfois presque inconsciente, obscure, on est traversé de toutes parts par son désespoir poisseux et poignant. Tout, dans ce mythe, rappelle à quel point nous surnageons parmi une mer d’expériences imprévisibles et fragiles, bien que nous aspirions à tout prix à la stabilité. La vie n’est pas un long fleuve tranquille pour nous autres, faibles humains. Personne n’aurait pu prévoir la morsure du serpent qui entraine la mort d’Eurydice, ni le fait qu’Orphée, sur le point de l’emporter sur les Enfers, se retourne. Personne, à part peut-être les dieux immortels, qui se jouent de la vie et de la mort. Car c’est la mort qui, en transperçant ce drame, fait vibrer la vie avec d’autant plus de force. C’est la mort qui rend Orphée capable de pincer les cordes de sa lyre, et c’est ce même sentiment de vide béant, de perte, qui émeut Hadès et les Enfers tout entiers jusqu’aux sanglots. Le désespoir et la mort, côte à côte, nous terrifient ; mais cette peur nous donne la force de vivre, de hurler contre l’injustice subie par ces amants damnés.

Car c’est finalement l’amour qui conjure le désespoir, scintillant plus fort que le néant de la mort. Orphée n’est en aucun cas faible ; il est amoureux jusqu’au point d’en crever. Il aime Eurydice plus que la vie elle-même, au point de lui rester fidèle jusqu’à la fin. Le poète se retourne car il chérit, plus que tout, sa femme maudite, qu’importe l’interprétation du mythe. Ce n’est pas un signe de fragilité humaine et mortelle mais d’un amour si puissant qu’il appelle à l’ardeur en triomphant de la mort. Un amour si fort qu’il en écorche des prétentions toxiques de mollesse, de médiocrité ; qui peut se plaindre d’aimer plus fort que la mort ? Orphée est coincé dans un cycle désespéré, condamné à adorer sa femme. Et si Orphée fascine, on ne peut pas non plus plaindre Eurydice, l’être tant aimé. Sa tragédie est dramatique, et son seul péché est d’avoir été trop aimée. Lorsqu’elle s’évapore pour la seconde fois, en veut-elle à Orphée ? On ne nous le dit pas forcément. Mais il y a quelques vers, chez Ovide, qui me touchent de par leur simplicité et leur finesse :

“Et, mourant à nouveau, elle ne reprocha rien à son époux 

– de quoi d’ailleurs se serait-elle plainte, sinon d’avoir été aimée ?”

Iamque iterum moriens non est de coniuge quicquam 

 questa suo (quid enim nisi se quereretur amatam ?)

Pour completer ces vers d’Ovide, on peut mentionner le Portrait d’une jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019), plus récemment, dans lequel le mythe d’Orphée et Eurydice sert de fil rouge pour l’intrigue, et notamment pour le rapprochement entre les deux personnages principaux, Marianne et Héloïse. Leur histoire aussi est tragique, et se tisse en parallèle, usant de retournements et de perte pour marquer leur couple d’un tournant éphémère et désespéré. Marianne évoque ainsi, au détour d’une nuit passée au coin du feu, la possibilité d’un autre choix fait par Orphée, celui du poète. Peut-être qu’il se retourne car, emporté par la fulgurance et l’intensité de ses sentiments pour Eurydice, il comprend qu’il ne pourra plus l’aimer comme jadis. Il se retourne en acceptant de la laisser partir, en la libérant, et chérit son souvenir, inchangé et inaltérable. Il se retourne parce qu’elle l’appelle, au supplice : sur le point de mourir, qui ne voudrait pas voir une dernière fois le visage de son amant ? Le Portrait s’allie aux vers d’Ovide avec une justesse perçante, qui ne fait que renforcer la dimension impitoyable des destins bouleversants des amants. S’ils étaient voués au désespoir, ils n’avaient plus qu’une seule solution : se trouver jusqu’à la fin. L’amour est-il plus fort que la mort ?

Les mélodies lancinantes de Manha de Carnaval , dans Orfeu Negro (Marcel Camus, 1959), qui reprend le mythe d’Eurydice et la descente de son mari aux Enfers, me hantent depuis longtemps. J’ai l’impression d’entendre cet Orphée millénaire me mettre en garde contre sa propre folie, tout en m’invitant à aimer sans modération. J’attends l’aube se lever en chantant, maintenant, et je me laisse charmer par des paroles que je ne comprends qu’à peine. Etre damné n’est peut-être pas si difficile, si inintéressant que je le pensais premièrement. Sous le charme, je ne peux qu’observer, bouche bée, la force de vies que je ne peux qu’espérer croiser.



One response to “Live and let die”

  1. Is there any way of translating into English?

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