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Seeing things from afar since 1996


Sur le carreau

Par ma fenêtre, je vois l’été s’étirer pour accueillir l’oisiveté moelleuse du soir. Je sens la chaleur douce se prélasser sur ma peau, comme une invitation. Dehors, le soleil projette sa lumière dorée sur les collines recouvertes de vignes et sur la rivière placide. J’ai entrouvert le carreau transparent dans l’espoir de laisser entrer l’air immobile ; j’ai beaucoup trop chaud. J’entends des piaillements enjoués, au loin, mêlés de rires apaisés et d’éclats d’eau euphoriques. Dans la rue en contrebas, des enfants jouent à ces jeux dont seuls eux ont le secret ; les adultes, sur leurs terrasses, prêtent un regard amusé et embué d’alcool à ces marelles de plus en plus complexes. Le temps s’est arrêté pour ce crépuscule radieux et orangé, comme pour nous plonger dans une nonchalance hâlée. En posant mes mains sur le rebord rugueux, je passe la tête à l’extérieur pour absorber ce moment. Mes yeux sont vite chatouillés par une vague fumée nébuleuse ; mes narines piquent, je sens l’odeur des grillades oubliées sur le feu. Derrière un filtre ambré, je vois le monde s’étaler à mes pieds, les mains sur le rebord de ma fenêtre. Les routes sinueuses s’entremêlent sur les versants couverts de verdure, paraissant simplement tracées dans la terre meuble. Les reflets cuivrés des lueurs des lampadaires viennent perturber la clarté vacillante, comme un rappel à l’ordre. En contrebas, le bitume déformé par la chaleur cherche à me jouer des tours, troublant ma vision. L’air vibre de vie et de promesses d’un lendemain radieux ; je me laisse emporter, me fondant en un sourire abruti de chaleur.

Par ma fenêtre, une légère pluie vient frapper, me sortant de ma réflexion. Il bruine depuis ce matin. Les arbres ont perdus leur vert émeraude ; l’orangé du ciel a coloré les feuilles qui flottent maintenant au gré du vent. Je veux courir dans le brouillard grisâtre et me laisser surprendre par la nuit morne et le froid mordant. Les bâtiments en ruine m’appellent. Je ne vois plus d’enfants ; ils se réfugient dans les cars qui ont repris leur ballet incessant entre les salles de classe et les chaumières. Les jardins sont vides, je n’entends plus que les râles du vent qui siffle dans les cimes décimées. Un sentiment de décadence et de nostalgie d’un temps que je n’ai pas connu me bouleversent, et des pleurs enflent dans ma cage thoracique. Les carreaux me protègent de la pluie désormais battante ; je me soucie peu de ce qui se cache parmi les ombres de plus en plus épaisses et opaques. Je referme la fenêtre ; dehors, tout semble trembler sous le poids des nuages bas et menaçants. Mes articulations se font douloureuses ; on ne peut pas rouiller sous la pluie, si ? Je m’emmitoufle dans un pull confortable, tentant d’oublier l’humidité qui ronge peu à peu mon esprit ; dans un coin de ma tête, je me demande pendant encore combien de temps mon hublot pourra me protéger.

Salvador Dali, Jeune fille à la fenêtre, huile sur carton, 1925

Par ma fenêtre, je ne vois plus rien. Le froid s’est resserré comme un étau sur moi ; le givre recouvre mes murs, les grignotant peu à peu. Mon soupirail m’a trahi. Il a laissé entrer la glace, le désespoir, l’ennui, le vide, et m’exhibe aux yeux de tout un chacun. Plus personne ne traîne dehors ; on s’est retranché chez soi, en attendant la fin de la tempête, le front ridé et les joues creusées. Battus par les éléments qui s’acharnent sur nos vitres, on se laisse aller ; la fin serait-elle aussi proche ? On ne veut pas être vu par qui ou quoi que ce soit ; on s’enferme derrière nos volets et rideaux, ne voulant risquer la honte d’être surpris par des regards mal intentionnés. Le gel s’est fait si fort qu’il nous a sapé de toute volonté. On avance en aveugle, des statues de sel mobiles mais sans raison. J’aimerais me complaire sous mes couvertures, mais, tout au fond de cette chape désespérée, une faible lueur brille. Le temps s’est fait éternel, s’étirant à loisir, mais quelque chose m’empêche de fermer les yeux engourdis. Un mot de Camus se dessine sur mes lèvres, comme une ultime respiration : “au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été”. Un coeur brillant, enfoui dans un recoin profond, me pousse à me secouer, à chercher la sortie de cette saison lugubre. Je trouve soudain la force de me lever, d’ouvrir mes rideaux, de respirer à nouveau ; un tapis enneigé d’une blancheur étincelante et immaculée scintille sous un ciel d’un bleu conquérant. Au sein de ces mois déserts et si longs, on se ressaisit, en se repliant sur soi et sur ce qui compte. On allume des bougies et des lampions pour emplir nos visions de lumière et d’une odeur d’été. On apprend de nouvelles chansons à fredonner en travaillant, on raccommode ses chaussettes, on se love au coin du feu . La mauvaise saison passera toujours, et le beau temps ne se cache jamais bien loin ; l’hiver nous prépare contre le temps qui s’acharne.

Par ma fenêtre, je vois la vie revenir, enfin, et exploser en une infinité de pétales rosés et de pollen doré. Je ne peux pas m’empêcher d’éternuer, les larmes aux yeux. Les gens ressortent petit à petit, avides du peu de chaleur qui croît pour chauffer leurs corps las et raidis. La dernière goutte de neige fondue s’écoule parmi les bourgeons bourdonnant de renouveau. On peut enfin faire table rase du passé, je peux enfin laisser le vent me cingler le visage, s’infiltrant dans l’entrebâillement de ma fenêtre ouverte. On se roule sur les collines à nouveau peuplées, on vit en accéléré. On souhaite à tout prix compenser ces temps d’inactivité et d’obscurité, maintenant derrière nous. L’intensité est au rendez-vous ; je pourrais me laisser pousser des ailes, voler vers le soleil et m’y blottir à tout jamais. On ne voit que des rires pantelants, hors d’haleine, entre deux averses éclair. Je me surprends à rêver, entre les strates à demi-conscientes de mon jugement. On se sent à nouveau soi, à nouveau vivant.

Par ma fenêtre, je vois défiler le temps. Elle est ma seule constante, et est porteuse de changement. Il fut une époque où, à la place des arbres feuillus ou décharnés, j’apercevais des toits de zinc. Les vélos et les bennes à ordures ont pris la forme de courses et de chats perchés. Je semble palpiter, derrière elle ; tout autour de moi, les paysages s’entremêlent, mais je ne les vois que depuis ces carreaux, qui me protègent et me trahissent à l’envi. Plus rien n’est droit ou linéaire, ne subsiste que ma vague perception du temps qui passe et me plie dans tous les sens, comme un fil tordu entre les mains des Parques, redoutant un ultime coup de cisaille qui viendrait enfin m’anéantir. Je voudrais y voir un endroit à moi, un paysage que j’aurais choisi ; peut-être une plage de galets où m’échouer, ou bien des rues étroites et pavées, je ne sais pas. Ma fenêtre est devenue un vitrail ; pèle-mêle, elle me laisse entrevoir mon passé, mon présent, parfois même mon futur. A trop regarder en elle, elle s’est gravée en moi, et fait partie de mon corps. Je me voue en impérissable témoin, à jamais en suspension sur mes bordures de fenêtres successives. En refermant ma fenêtre, j’aperçois après tout mon reflet, souriant, le regard droit et juste ; le seul mirage constant au beau milieu d’une infinie variation.



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