Lorsque je pousse la porte du magasin, une clochette tintinnabule, signifiant mon arrivée aux propriétaires. Dans la vitrine, une promotion a attiré mon regard depuis le trottoir d’en face. En ajustant mon masque, je grimace ; l’offre est en vue des fêtes de fin d’année, et surtout Noël. Depuis quelques semaines au moins, j’ai vu ces publicités hivernales s’immiscer sans ménagement dans ma vie, de-ci de-là, à la télévision, à la radio, dès que je déverrouille mon téléphone, partout. Elles poussent comme de mauvaises herbes dans mon esprit, et je n’arrive pas à m’en débarrasser ; pourtant, on n’est qu’en novembre. Elles ont commencé à apparaitre un peu avant Halloween, il me semble, vers la fin du mois d’octobre. Le grésillement d’un vague “Vive le vent” se fait entendre dans l’atmosphère diffuse de la boutique. En y réfléchissant de plus près, je ne m’attendais que très peu à trouver des traces festives si longtemps avant Noël ; chaque année, la surprise des premières couronnes de houx m’étonne de moins en moins.
Les hôtes de la boutique sont en pleine besogne ; ils accrochent des guirlandes lumineuses derrière la vitrine pour accrocher le regard du simple badaud. Pourtant, j’adore cette saison si chaleureuse. L’espace d’un instant, le temps semble devenir tangible ; si on tend la paume, on pourrait presque en sentir les grains. On compte les jours avec impatience, investissant même parfois dans un calendrier de l’Avent pour ne pas perdre le fil. Je déambule dans les rayons ; peut-être que je devrais en profiter pour acheter un cadeau à quelqu’un ? Je n’y avais même pas encore pensé. Mon esprit était plutôt occupé à tricoter, comme chaque année, en attendant les premiers flocons et en buvant des litres et des litres de chocolat chaud. Au détour d’un bibelot bigarré, je sens grandir en moi l’envie du froid qui rougit le bout de mon nez, le givre sur les mailles de mon pull le matin, les longues nuits calmes et sombres, la lumière tamisée et le thé (ou parfois le vin, on ne va pas se mentir) épicé. Je choisis une petite figurine un peu drolatique sans trop me poser de questions. Un air de magie croît dans le coeur des plus endurci.e.s, des plus froid.e.s, des plus grincheux.ses ; le vent mordant s’adoucit, emportant avec lui le poids de l’hiver approchant.
Il y a une queue au comptoir ; je me mets à la suite, bien gentiment, en attendant mon tour. Je n’arrive jamais à me débarrasser de cette impression que le temps passe de plus en plus vite, surtout quand je suis immobile dans cette file qui n’avance à rien. Quand j’étais plus jeune, on commençait à parler de Noël, de Réveillon, de Nouvel An seulement quelques semaines auparavant, non pas quelques mois. Je me rappelle sentir l’impatience grandir de plus en plus, pour exploser dès le premier décembre. J’écoutais de la musique festive en boucle pour aller à l’école, parfois presque en cachette, ou alors je l’infligeais aux gens faussement réticents autour de moi, qui essayaient de cacher des sourires naissants. Je soupire ; c’est bientôt à moi, mais ma patience se fait de plus en plus fine. Maintenant, ça me fatigue de sentir la pression grandir dès octobre ; les airs si connus des jingles trop utilisés auparavant m’exaspèrent. Je grince les dents en voyant un costume rouge et blanc au loin, en octobre comme en novembre. Peut-être ai-je trop vieilli ? Ca me semble étrange. J’adresse un sourire au vendeur qui me sert. Je le remercie d’un sourire, en pensant plutôt que l’on a eu tendance à trop insister sur un supposé “esprit de Noël”, qui devrait être célébré à tout prix sous peine d’être traité en hérétique. Mais peut-être suis-je cynique.
On me demande si je souhaite un paquet-cadeau. J’acquiesce d’un air un peu absent ; les miens finissent toujours ridés de maladresse et de frustration. Le vendeur choisit un papier brillant, avec un imprimé festif. Je me rends compte que j’ai cédé, la tête la première, aux impératifs de cette saison de Noël de plus en plus précoce. Avec les assauts publicitaires, les promotions, la musique trop sucrée et les grelots poussifs viennent souvent des injonctions à acheter ses cadeaux le plus vite possible, de plus en plus pressantes. Voir cela me plonge généralement dans une détresse absolue, en créant une urgence qui est parfois artificielle, parfois trop grande pour mes petites mains, mais qui ronge ma compréhension du temps de plus en plus. Je me retrouve à faire des listes et des listes de souhaits, à éplucher des catalogues entiers et des pages virtuelles pour trouver LA chose qui plaira à Truc ou à Bidule. Le vendeur fronce les sourcils derrière sa visière ; je vois qu’il a du mal à fixer le papier autour de ma statuette. La prochaine fois, je prendrai quelque chose de cubique, c’est plus facile à envelopper. Voilà ce à quoi on m’a réduit : une machine à consommer en vue des fêtes de fin d’année. Je m’aliène avec des publicités que parfois je ne comprends qu’à peine (l’exemple de ce flamand rose sur, on va pas se mentir, un trône de WCs, me fait encore hurler de rire ; je ne comprends toujours pas comment un tel objet peut être considéré comme un jouet). Je me retrouve dans un no man’s land, entre deux saisons, entre deux événements ; il faut preparer la suite sans prendre le temps de savourer la fin de l’automne et l’approche du solstice. Je suis dans l’attente perpétuelle que quelqu’un finisse d’emballer mes achats. Et je sens qu’on me broie, petit à petit, dans une machine infernale ; je ne peux échapper à cette fatalité. De façon absurde, j’erre entre les rayons à la fois réels et virtuels, du moins cette année ; dans mon envie d’éviter la foule, je me jette dans son sillon.
Je remercie le vendeur en récupérant mon précieux colis. Son sourire chaleureux, et son “Bonnes fêtes” un peu précoce sont maladroits, mais sonnent juste. Peut-être suis-je de mauvaise foi. Peut-être ai-je perdu mon âme d’enfant, peut-être suis-je cynique. Je vois celles et ceux qui accrochent leurs décorations dès le premier novembre et, quelque part, je les envie. Je jalouse cette nonchalance, moi qui ai complètement perdu pied. Mes repères temporels ont été bouleversés, je ne peux plus rien sentir ; les mois d’octobre, novembre et décembre sont devenus pour moi une pâte élastique et interchangeable, peut-être un peu plus épicée à la fin, mais toujours très, trop, colorée. Je resserre mon écharpe autour de ma nuque et m’engouffre dans le froid vif. La rue sombre m’accueille avec ses lampadaires et ses illuminations prématurées. Je me laisse engloutir par toutes ces lumières qui clignotent autour de moi avec joie ; le peu de réconfort que m’apporte la rumeur de clochettes et de sapins décorés suffit à attiser une impatience en moi. Noël approche, à pas rapides et lourdauds, et me susurre de me rendre de sa voix de velours ; céder serait-il si facile ?
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